COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL GÉNÉRAL

 

 

Cours écrit par O. CAMY
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Plan détaillé du cours


 


L'ÉTAT



Les concepts fondamentaux du droit constitutionnel occidental, État, Souveraineté, etc., sont nés avant lui (origine gréco-romaine, source judéo-chrétienne). Ils ont été expérimentés sous l’Ancien Régime, notamment en France. Les hommes des Lumières ne les ont pas reniés mais au contraire, les ont perfectionnés. Ils sont donc devenus les instruments indispensables de leur projet de modernisation politique, d’émancipation universelle.

Il est temps de proposer une analyse critique de ces concepts qui serait incomplète sans la prise en compte de leurs aspects métaphysiques et théologiques à l'aide du vieux droit politique (notamment Rousseau). 


§1. L'État


1. La nature de l’Etat

A Définition 

L'État est une autorité légale s'imposant à une collectivité sociale et l'organisant au plan politique. Cette autorité est personnalisée (l'État comme personne juridique collective) et détient un pouvoir spécifique (le pouvoir ou la puissance d'État). 

L'autorité étatique est exercée par des agents publics avec à leur tête le chef d'État et le gouvernement. Ces agents sont regroupés dans des institutions superposées qui peuvent avoir un droit propre : le droit public. Cette autorité s'applique à l’ensemble des membres d'une collectivité sociale (généralement nationale) qui sont tous soumis à un même ordre juridique étatique. On parle alors d’Etat français, italien, etc.

L’Etat comme personne juridique :
1 personne juridique
Cet attribut fait de l’Etat un sujet de droit (comme tout individu). Cela signifie que l'État est habilité à exercer une activité juridique donc à jouir de certains droits et à se soumettre à certaines obligations. Par exemple, il peut ester en justice (faire une action en justice), voir sa responsabilité engagée devant un tribunal. L’Etat comme tout être collectif est une personne morale. Bien sûr, cet Etat-personne est une fiction construite par le droit (Cf. Duguit : « je n'ai jamais déjeuné avec une personne morale »). Concrètement, l’Etat n’agit qu’à travers certains individus considérés comme représentant l’Etat. Cette fiction se justifie par de nombreux avantages : l'État se voit doté d'un patrimoine, peut s'engager (notamment financièrement) sur le long terme (parce qu’il survit aux individus qui le représentent).
2 le pouvoir d’État
L'État a pour particularité par rapport à toutes les autres personnes juridiques individuelles ou morales de détenir un pouvoir juridique utilisé dans un but d’intérêt général. Examinons les caractéristiques de ce pouvoir :
- Le pouvoir d’État est exercé selon des formes juridiques. En d’autres mots, c’est un pouvoir de droit par opposition à un pouvoir de fait. Ses actes obéissent donc à un formalisme et sont pris selon une procédure régulière. Ils sont justifiés par une règle de droit (Constitution, loi, règlement ...). Cela par opposition aux actes pris par des pouvoirs ou autorités de fait qui ne peuvent s’appuyer sur une règle de droit (ou s’appuient sur des règles de droit qui seront déclarées ultérieurement non valables).
- Un tel pouvoir est motivé par la poursuite de l’intérêt général ce qui le distingue du pouvoir qui est exercé par des personnes juridiques non étatiques. Ces dernières sont animées par d’autres buts, par exemple une entreprise recherche le plus grand profit.
- Enfin le pouvoir d’État a pour caractéristique d’utiliser la force ou la contrainte. L’Etat a le monopole de la violence légitime (car justifiée par le droit). Ce qui lui confère certains attributs (pouvoir de police, armée, justice ... ) qu’il est seul à détenir.Cette thèse a été développée contre les prétentions de l’Eglise à détenir « un glaive » (qui ne soit pas seulement spirituel) dès le 14ème siècle [cf. Marsile de Padoue, Defensor Pacis 1324] puis notamment par Hobbes au 17ème siècle.


B Eléments constitutifs
Traditionnellement, on considère que l’Etat se compose de certains éléments. En réalité ces éléments ne font que refléter les modalités d'exercice du pouvoir d’État. Ce pouvoir s'exerce sur une population, sur un territoire à l’aide d’institutions ou d’organes spécifiques :
a) une population. 

Il n'y a pas d'État sans une population. Cette population ne s'identifie pas forcément à une Nation même si en Occident, c'est presque toujours le cas.
Rappel : une Nation est une population qui est unie :
- par des liens objectifs (comme l'origine géographique, l’unité de langue, de religion, d’ethnie...) selon la conception objective d'origine allemande (Cf. Fichte)
- ou des liens spirituels (comme la volonté de vouloir vivre ensemble...) selon la conception subjective d'origine française.
Il existe des Nations sans État (la Nation kurde, palestinienne), des États sans Nation comme certains États du tiers monde crées artificiellement à partir des anciennes frontières coloniales (d'où une situation inverse par rapport à l'Occident : antériorité de l'État), des États binationaux (comme le Canada) ou multinationaux (comme l'ancienne URSS)

b) un territoire. 

Il n'y a pas d'État sans territoire [= un espace terrestre, maritime, aérien délimité par des frontières (qui sont des lignes matérialisées sur une carte dont le franchissement emporte des conséquences juridiques)]. La notion de frontière n’a été formalisée que tardivement, au XVIe siècle. C’est une notion inconnue à l'époque de l'empire Romain et des Empires africains du Massina, du Ghana...

c) des institutions. 

Il n'y a pas d'État sans un appareil d’État, c’est-à-dire sans des institutions ou organes spécifiques ayant un pouvoir juridique effectif. Ces institutions ou organes qui manifestent l'autorité de l’Etat au sens étroit du terme sont appelés en France au niveau le plus haut : institutions politiques (Cf le Président de la République, l'Assemblée Nationale... = le Gouvernement (au sens large) et au niveau inférieur : institutions administratives (Cf. le Préfet, le Maire... = l'Administration au sens large).
Ces institutions (qu'on peut appeler aussi pouvoirs publics) connaissent en France des règles de fonctionnement spécifiques qui sont précisées par le droit public. Par opposition, le droit privé concerne les relations entre les individus ou encore le fonctionnement des organisations créées par eux (par exemple une association Loi 1901). Cette dualité de droit a pour conséquence une dualité de juridiction. Pour ce qui concerne l'État au sens étroit et ses relations avec les particuliers, il existe un juge spécialisé, un juge de droit public ; pour ce qui concerne les particuliers (et les personnes morales créées par eux), c’est le juge ordinaire qui s’en occupera.
- Les institutions politiques sont régies par une branche du droit public qu’on appelle droit constitutionnel et dépendent du juge constitutionnel (soit un seul tribunal mais qui est au sommet de la hiérarchie des tribunaux de droit public et de droit privé : le Conseil constitutionnel). Le terme de droit constitutionnel se rapporte évidemment à l’idée de Constitution qu’on entendait dans un sens biologique à l’origine. On parlait de la constitution de l’Etat comme de la constitution d’un animal.
- Les institutions administratives sont régies par une autre branche du droit public qu’on appelle droit administratif et dépendent du juge administratif (soit une pyramide de tribunaux avec au sommet le Conseil d'État).


 



2. L’origine de l’Etat.
Le cadre dans lequel peut s'épanouir, se développer le droit constitutionnel classique occidental est l'État ; une institution millénaire puisque les premiers Etats occidentaux dits modernes apparaissent vers le XIe siècle, notamment en France pour se consolider au XVIe siècle.
L’Etat moderne par opposition avec les premiers Etats, notamment antiques a pour particularité d’être une personne collective abstraite et éternelle détenant "le monopole de la violence légitime" (M. Weber). Toutes ces propriétés font de lui comme dira Hobbes un « Dieu mortel » ( le Léviathan). Cette expression n’est pas fortuite : les historiens ont démontré que l’Etat n’avait pu être inventé par les juristes que grâce à des analogies faites entre le Roi et le Pape, voire entre le Pape et le Christ.

- Une personne collective : Hobbes explique que la République est « l’unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par convention » (ou contrat). L’Etat unifie toutes les volontés en une seule. C’est donc une personne capable de vouloir juridiquement, de détenir des droits. Cette notion de personnalité collective ou de corporation avait déjà été appliquée au Moyen Age à l’Eglise et son chef, le Pape qui prétendait imiter le Christ ; le Christ ayant deux corps, son corps naturel simple et son corps mystique ou figuré. Ce dernier est un corps spirituel, collégial, c’est-à-dire figurant toute la communauté des croyants. Le Christ est incorporé à tous les croyants et eux à lui.

- Abstraite et éternelle : l’Etat est abstrait car il ne saurait être vu, ni touché et il ne meurt pas.

(L’Etat se survit même si les régimes dont il est le support disparaissent cf. CE arrêt du TA de Paris du 27 juin 2002. Pour le Commissaire du gouvernement, "l'Etat républicain ne [saurait] échapper à l'héritage de Vichy. Il est tenu d'assumer toutes les conséquences de l'action présente et passée de ses services, même lorsque ces services, agissant sous la tutelle d'autorités illégitimes, ont commis de graves illégalités"). En cela il a hérité des caractéristiques du Christ dont le corps mystique ou divin est seulement spirituel et évidemment éternel.

- Monopole de la violence légitime : les deux corps du Christ sont l’un naturel, l’autre spirituel. Par analogie, on va considérer que le Pape puis le Roi est à la fois personne privée et personne publique. D’où deux sphères : l’une privée où le recours à la violence est interdit et sanctionné, l’autre étatique où le gouvernement peut employer une violence qui est légitime car utilisée dans l’intérêt général. ]


3. Critique de l’État
L’Etat moderne et occidental n’est plus critiqué. La forme-Etat occidentale ne semble pas avoir d’alternative ; elle est considérée comme la réalisation de la raison juridique. En dehors de cette forme Etat, nous ne pourrions trouver que l’état de nature. Les remarques de Marx sur la nécessité d’une transformation, voire d’une destruction-recréation de l’Etat (idée qui doit beaucoup à l’Orient cf. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p. 478) sont oubliées.

4. Questions sur l'État

A Absence de justification positive ultime ?
On a imaginé plusieurs manières de justifier l’existence de l'État. Dans le cadre du droit constitutionnel occidental, la justification la plus souvent présentée à partir du XVIIe siècle est idéale et contractuelle. L’Etat serait né d'un contrat (ou pacte) passé par des esprits libres dans le but d’échapper à la violence privée, à l'arbitraire qui règnent dans les sociétés sans État [idée d’état de nature]. Deux types de contrats ont été formalisés :
- le contrat horizontal : soit un contrat passé entre les individus qui décident ensemble d'obéir à un pouvoir unique seul habilité à utiliser la violence (Cf. Hobbes Le Léviathan 1651)
- le contrat vertical : soit un contrat passé entre les individus et un corps politique constituant composé de cadres, organisations antérieurs à l'État ; par exemple un Roi. (Cf. Locke Traités sur le Gouvernement civil 1690). On trouve trace de ce dernier type de contrats dans l'histoire : en Angleterre, l'accord politique passé entre le Roi Jean sans Terre et les Barons anglais en 1215 (la Grande Charte), en France, l'acceptation par Louis XVI de la Constitution de 1791.
Mais un contrat peut-il à lui seul justifier l’Etat ? Évidemment, non. Qui habilite en effet les signataires du contrat à passer ce contrat ? Aucune règle, ni personne. La loi dans le cas d’un contrat privé (comme le mariage) habilite les particuliers à la passer. Mais ici, pas de loi, pas de norme juridique antérieure. 

Solution : l'État est une autorité qui est "fondée" et non justifiée. La fondation ne rentre pas dans la logique normative de la hiérachie des normes et des institutions. 


B Le risque de la statocratie ?
Parce qu’il a le monopole de la violence, parce qu’il incarne seul l’intérêt général, parce que ses organes produisent un droit supérieur à tous les autres droits, parce qu’il détient des pouvoirs extraordinaires (police, armée, monnaie), parce qu’il exerce l’autorité souveraine du peuple, l’Etat au lieu de se considérer comme un simple moyen peut très facilement prétendre être une fin en soi.
Les conséquences en sont connues : despotisme d’Etat, abus de pouvoir des agents de l’Etat, mise en avant exclusive des intérêts de l’Etat (qui ne sont souvent que le masque d’intérêts de certains organes d’Etat, donc d’intérêts particuliers). Comme le droit constitutionnel occidental ne conçoit pas d’extériorité à l’Etat, de droit effectif en dehors ou au-dessus de l’Etat produisant une limite au pouvoir d’Etat (échec du droit de résistance), il ne peut éviter de telles dérives. Pire, ce droit rend possible l’arrivée de régimes dit de statocratie comme le fascisme où l’Etat devient le seul pouvoir. Cela ne signifie pas extension du domaine de l’Etat ou de la sphère publique mais domination totale de l’Etat. (cf. le régime nazi qui admettait une économie libérale, l’URSS au noir). Dans ces régimes, l’Etat devenu la seule valeur agit pour l’Etat dans une logique nihiliste.Peut-on alors parler d'une statocratie ? 

Solution : le concept de statocratie est problématique car il fait croire à la possibilité d'une extension indéfinie d'un droit de l'État et à la souveraineté de l'État. Mais le totalitarisme n'est pas stratocraitie. Il se manifeste par une inflation de normes plus ou moins ordonnées qui sont situées entre le droit et le fait.



C Le risque de dissolution de l’Etat ?
Tout Etat comme nous l’avons vu repose sur une fiction : une incorporation de tout un peuple à un chef (Président, Premier ministre, etc) capable d’incarner l’Etat ; tout un peuple accepte qu’un seul au bout du compte agisse en son nom. C’est une mystique qui fonde cette union, solidifie le corps politique et le fait durer. Mais cette mystique n’est qu’imitation de la mystique chrétienne. Elle n’en a pas la force, la justification ultime… Le Christ est corps mystique par sa nature même (perfection, déité, etc.) ; le chef d’Etat n’est corps politique qu’indirectement : par le secours de la grâce lorsqu’il était Roi, par la béquille de l’idéologie lorsqu’il est élu ou désigné par un parti d’Etat. Dès lors si ce secours vient à manquer, si l’idéologie meurt, alors le processus d’incorporation peut cesser de fonctionner. L’Etat qui se voulait immortel meurt.