Auguste Vivien

Etudes administratives

 

Organisation et principes généraux de l'administration.
De la place que l' administration occupe dans le système de nos institutions. Les pouvoirs publics.
Dans l'enfance des sociétés, les pouvoirs publics sont confondus ; les divers intérêts à la  garde desquels ils sont préposés, s'unissent par des liens si étroits qu' ils commencent naturellement par se mêler ensemble.
Le souverain, roi ou peuple, les tient resserrés dans sa main toute-puissante, et les fait tous fléchir sous l' empire d' une même volonté. Avec le temps, à cette confusion succède la division des pouvoirs. Dans l' ordre politique, elle procure aux citoyens des garanties tutélaires ; dans l' ordre économique, si  l' on peut ainsi parler, elle contribue à l' accomplissement plus  régulier, plus rapide, mieux ordonné des services publics : mais cette division qui paraît toute simple, lorsque les lois la consacrent et que l'usage l' a sanctionnée, est l' oeuvre lente du temps, de l' expérience et de la réflexion ; elle commence par  des essais, des tâtonnements et s' achève à l' aide de procédés  en quelque sorte scientifiques. Les fractionnements du pouvoir sont d' abord imposés par la nécessité. Le souverain plie sous le poids de devoirs qui dépassent ses forces et qu' il ne peut  négliger sans s' exposer à des plaintes, importunes même au despotisme ; faute d' appuis, d'instruments et de conseils, égaré par l'ignorance ou par des passions que n' arrête aucun  frein, il marche au hasard, ne suit que son caprice et ne recule  pas même devant la violence. Les sujets sont inquiets ; l' arbitraire règne ; un malaise universel trouble les esprits. Pour alléger un fardeau trop pesant, pour dissiper les alarmes, rétablir le mouvement, prévenir les résistances, la protection d' une autorité spéciale est accordée en premier lieu à ce que les citoyens ont de plus cher, à leurs propriétés, à leur liberté personnelle, à leur vie. Soustraire ces biens précieux aux incertitudes d' une volonté mobile est le besoin qui se fait le plus tôt et le plus vivement sentir.
L' ordre judiciaire est fondé. Par l'établissement des tribunaux, les peuples entrent dans la voie des institutions régulières et s' initient aux bienfaits de la séparation des pouvoirs. Appliquer la loi, tel est l' office des tribunaux ; mais si la loi reste arbitraire, si le juge obéit à une règle incessamment variable, la sécurité que procurent les tribunaux est illusoire et incomplète. Il faut donc, comme conséquence de l' établissement judiciaire, attacher à la loi la durée et la maturité, et la rendre stable pour que l' application en soit ferme et assurée. Dans ce but, on l' entoure de formalités particulières, on la prépare avec plus de soin, on la soumet à un examen plus réfléchi, à des contrôles plus sérieux, on la publie avec solennité ; elle est ainsi préservée de trop faciles changements. Bien qu' elle demeure encore l' attribut exclusif du chef de l' état, elle prend une forme propre, qui prépare une séparation plus entière. Plus tard, quand les institutions politiques se fondent, le droit de faire les lois cesse d'appartenir à la royauté seule, et se partage entre elle et les assemblées qui représentent la nation. à certaines époques, par un démembrement absolu, il passe tout entier à ces assemblées, et  le chef de l' état n' y prend part qu' au moyen de l' initiative, si elle lui est accordée, et d' un veto plus ou moins absolu.


Deux pouvoirs, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire sont ainsi détachés et acquièrent une existence séparée. Au monarque est réservé seulement le pouvoir exécutif, c' est-à-dire le soin d' exécuter les lois, celles du moins dont l' application n' appartient pas à la justice, et de gouverner la nation sous leur autorité. Le pouvoir exécutif lui-même se divise en deux branches : la politique, c' est-à-dire la direction morale des intérêts généraux de la nation, et l'administration qui consiste principalement dans l' accomplissement des services publics.
Sous le gouvernement constitutionnel, la politique elle-même passe en partie aux assemblées législatives. Représentant la nation, édictant les lois auxquelles elle doit obéir, ces assemblées ne peuvent demeurer étrangères à la politique qui, par les rapports qu' elle entretient au dehors dans l' intérêt de l' indépendance et de la dignité du pays, et par le mouvement qu' elle imprime au dedans à tout ce qui concerne le repos, la sécurité, la vie morale et la prospérité du peuple, exerce une si grande influence sur les destinées publiques. Plus le pouvoir parlementaire grandit, plus il fait invasion dans la politique. Il la conduit par les lois, par les votes financiers, par des résolutions. Arrivé à son extrême développement, il l' attire à lui presque tout entière et n' en laisse au pouvoir exécutif que ce qui est matière de négociation, d' étude et de mise en oeuvre, plutôt que de délibération et de décret. Cette division des pouvoirs et l' ordre successif dans lequel elle s' opère sont confirmés par les monuments de notre histoire. Sous le régime féodal les prévôtés et les bailliages, sous la monarchie, aussitôt qu' elle commence son long travail d' absorption et d' agrandissement, les parlements donnent aux peuples les garanties premières de la justice. L' enregistrement des édits par les cours de justice attribue aux lois leur caractère distinctif. Après la révolution, à cette formalité presque toujours vaine et souvent obtenue par la force, succède  le vote des assemblées représentatives. Le pouvoir politique, de son côté, se partage plus ou moins entre le chef du gouvernement et les assemblées. Dans cet ensemble d' institutions, et quels que soient les détails des attributions respectives, l' administration a sa place à part, et, dans l' exercice de ses fonctions, elle se trouve en contact habituel avec tous les autres pouvoirs, avec la loi qu' elle applique et complète au besoin, avec la justice qu' elle organise et dont elle exécute les arrêts, avec la politique de qui elle reçoit l' impulsion. Quelles sont ses prérogatives ? Dans quelles limites doit-elle se renfermer ? Comment se défend- elle contre les usurpations des autres pouvoirs, et comment ceux-ci à leur tour se préservent-ils des siennes ? C' est ce qu' il est nécessaire d' étudier pour déterminer avec précision le rôle qui lui est imparti dans le système constitutionnel.

Cette étude réclame la plus sérieuse attention et se rattache aux considérations les plus élevées. D' une part, la liberté politique y est en cause. La séparation des pouvoirs est la première condition des gouvernements libres ; proposition incontestable et qui n' a rien perdu de son autorité pour avoir été inscrite dans la constitution de 1848. D' autre part, plus l' administration a vu s' étendre son domaine, plus il est nécessaire de l' y enfermer étroitement et de mettre les barrières qui l' y retiennent et l' empêchent d' en sortir, en face des lois et des moeurs qui ont élargi sa sphère.

De l'organisation administrative. De la centralisation. Avant de retracer l'organisation administrative, il convient de parler de la centralisation qui en est la base. La centralisation, son nom le dit, ne peut exister sans un pouvoir central ; mais il ne suffit pas qu' un tel pouvoir se rencontre pour qu' il y ait centralisation. La Grande-Bretagne avec son parlement qui dicte des lois aux trois royaumes et à des colonies répandues sur toute la surface du globe, la Suisse avec sa diète fédérale, les états-Unis avec leur congrès, reconnaissent un pouvoir central, et sont les exemples les plus frappants de gouvernements dépourvus de centralisation. D'un autre côté, si le développement considérable donné à l' administration publique ou collective des intérêts communs est une conséquence habituelle de la centralisation, il ne la constitue pas non plus. Chez les nations qui jouissent d' institutions locales actives et puissantes, mais indépendantes du gouvernement, la part de l' administration est très grande et la centralisation inconnue. Des lois qui attribuent au gouvernement même de l' état une autorité générale, qui lui donnent le droit d' étendre son bras sur les diverses fractions du pays, de se substituer plus ou moins aux pouvoirs locaux, de s' interposer dans l' exercice des facultés individuelles, et qui soumettent la nation à une direction unique, partant du centre et rayonnant jusqu' aux extrémités les plus reculées : voilà ce qui fait la centralisation. Pour emprunter une comparaison appliquée à une société célèbre, organisée sur ce principe, la centralisation est une épée dont la poignée est dans la capitale et la pointe dans le reste de l' état. Il n' y a pas de nation où elle ne se trouve à un degré quelconque, car l' absence de toute centralisation conduirait à l' anarchie ; il en est où son extrême développement a tué la liberté, car, poussée à l' excès, la centralisation enfante la servitude. à proprement parler, les nombreuses et ardentes discussions engagées au sujet de la centralisation ont porté beaucoup moins sur le principe lui-même que sur son développement plus ou moins étendu. Il en est souvent ainsi. Nous vivons en effet dans un temps où presque tous les grands principes des sociétés sont reconnus. On ne conteste aucune des lois morales qui doivent présider au gouvernement des hommes.


Cela est vrai pour la plupart des libertés, inscrites désormais, avec plus ou moins de sincérité, dans toutes les constitutions. Ceux même qui y ont le moins de penchant se croient obligés de les admettre, sauf à les éluder ou à les violer, quand l'occasion le permet. On ne discute ouvertement que sur la mesure dans laquelle elles seront possédées et sur les circonstances qui sont de nature à en favoriser ou à en restreindre la jouissance, et on ne les supprime que par voie d' ajournement. De même il n' est personne qui n' accepte la centralisation, pour certains objets et dans une proportion quelconque. Sur le point seulement où elle doit s' arrêter, les opinions se partagent. Selon le génie des peuples, leurs moeurs, leurs traditions historiques, leur situation géographique même, la centralisation s' étend ou se resserre, et l' on s' explique aisément l' extrême développement qu' elle a pris en France.


Depuis plusieurs siècles elle a été le but vers lequel la nation n' a pas cessé de se diriger. Pour se constituer, pour reculer ses frontières, pour imposer à des ennemis jaloux et puissants, la France a laissé prendre en autorité au gouvernement ce qu' elle espérait qu' il lui rendrait en grandeur et en sécurité. Des rois habiles, de grands ministres secondèrent ce sentiment national. La couronne, opposant à l' aristocratie féodale les communes qu' elle affranchissait, abaissant la noblesse en faisant tomber sur l' échafaud ses têtes les plus illustres ou en l' abâtardissant à la cour, reprenant ensuite les franchises locales, accrut successivement son pouvoir ; de la réunion de ces diverses conquêtes se composa la monarchie administrative, ébauche assez achevée déjà de la centralisation. La rénovation politique de 1789, loin de détruire la centralisation, imposa au gouvernement le besoin de conserver les forces dont elle tenait le faisceau. De nombreux ennemis à combattre au dedans et au dehors, les principes que la révolution inaugurait à propager et à faire triompher, l' unité à imposer à des provinces autrefois séparées par les institutions et les coutumes, la nation à asseoir sur les bases que posait le régime nouveau, tout exigeait une volonté unique, capable d'imprimer le mouvement, d' abolir les distinctions, de vaincre les résistances. Sans une autorité presque absolue, ni l' assemblée à qui était confié le dépôt des libertés reconquises, ni le gouvernement chargé d' en assurer le règne, ne pouvaient accomplir leur oeuvre. Aussi, tout en organisant des pouvoirs locaux et en leur conférant les attributions les plus étendues, l' assemblée nationale fit remonter au roi, ou plutôt aux ministres, responsables devant
elle, l' action politique entière et une grande partie de l' action administrative. Il est vrai que les lois qu' elle rendit, n' étaient pas appropriées à leur fin. Sa pensée était en effet de subordonner au pouvoir central tous les pouvoirs qu' elle distribuait aux divers degrés de la hiérarchie, et ces pouvoirs, elle les organisait de manière à trouver en eux des obstacles et non des moyens. Elle les faisait collectifs, les rendait presque indépendants et par suite plus enclins à la résistance qu' à la soumission. Mais il suffit de lire les instructions rédigées par elle-même à l' appui de ses décrets, pour reconnaître que la centralisation en était le principe. Les changements apportés successivement à la première organisation tendirent tous à fortifier ce principe en le conservant. Au nom d' une politique violente et inflexible, la convention, investie elle-même du pouvoir exécutif, brisa tous les empêchements qui pouvaient entraver sa dictature. En vue de rétablir l' ordre dans les finances et dans l' administration, le directoire donna au pouvoir exécutif une partie des attributions déléguées par la constituante aux départements et aux communes ; enfin, l' empire,

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qui avait fait de la France un camp et de l' administration un recruteur de soldats, absorba tous les pouvoirs et étendit sans mesure le réseau de la centralisation. Malgré de profondes modifications introduites par le gouvernement constitutionnel, de 1814 à 1848, la centralisation est encore le principe fondamental de notre administration. à cette longue école se sont façonnées des moeurs qui favorisent le maintien de la
centralisation. Une continuelle immixtion du gouvernement dans presque toutes les affaires a fait perdre aux citoyens l' habitude des efforts personnels. On se dérobe à toute responsabilité individuelle ; on attend d' autant plus du pouvoir central qu' on lui a concédé davantage, et si l' esprit français ne lui épargne pas la critique, les ambitions privées ne cherchent guère à se substituer à lui. L' état de la société, des
familles et des fortunes encourage ces dispositions. Plus d' opulents patrimoines toujours prêts à faire à l' état une
concurrence généreuse dans l' accomplissement des services publics : la règle des partages divise les héritages et disperse les longs produits de l' épargne et du travail. Plus de noms illustres consacrés à des oeuvres de patriotisme : un besoin d' égalité jaloux les écarte ou les inquiète. Plus d' associations religieuses avec de grands revenus et un vaste patronage : les lois ne les reconnaissent point ; les moeurs élèvent une barrière entre elles et les intérêts de ce monde. Le labeur de chacun se concentre dans le développement de son propre bien-être et la contemplation de ses intérêts domestiques. Dans ce naufrage de la grande propriété, des influences héréditaires et du patriotisme individuel, le

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gouvernement dispose d' immenses ressources, exerce un patronage
sans limites, et est devenu l' arbitre de toutes les difficultés
publiques, le dispensateur de toutes les grâces, l' exécuteur de
toutes les grandes entreprises. Ce régime a soulevé les plus
vives réclamations, et l' on a pu quelquefois, chez ceux qui les
faisaient entendre, remarquer une singulière inconséquence. La
centralisation donne à l' autorité publique une grande puissance,
et c' est parmi les plus dévoués sectateurs du principe de l'
autorité qu' elle a trouvé ses adversaires les plus nombreux.
Elle restreint la liberté, et parmi les plus fervents apôtres de
la liberté, il s' en est rencontré qui ont célébré avec un
poétique enthousiasme ses grandeurs et ses bienfaits. Les uns
avaient surtout les regards tournés vers l' intérieur de la
France, et ne considéraient que l' extension des franchises
locales ; les autres ne voyaient que la grandeur de la patrie,
les forces dont elle a besoin pour résister à l' étranger et
consolider la révolution. La centralisation touche à tant d'
intérêts que, selon l' aspect sous lequel on l' envisage, elle
suggère les opinions les plus opposées. La centralisation a été
la source de grands biens, qui pourrait le contester ? Elle a
contribué à animer la France d' un seul esprit et d' une même
pensée, elle a fondé l' unité et assis sur des bases
indestructibles le régime nouveau, mais elle a en même temps créé
des maux funestes. Par le régime de la centralisation, l'
autorité publique a vu peser sur elle une responsabilité qui, en
même temps qu' elle fait remonter jusqu' à elle les bénédictions
publiques, dans les jours heureux, la livre, aux époques de crise
et de malaise, à toutes les plaintes, aux clameurs

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de ceux qui souffrent et aux attaques de ceux qui exploitent ces
souffrances au profit de mauvaises passions. Détournés des
affaires pratiques, les esprits se tournent exclusivement vers
les théories spéculatives ; le gouvernement prend une si grande
part à toutes choses, que les mécontents considèrent sa
destruction comme le premier de tous les remèdes. Pour apprécier
ces griefs, examinons la centralisation dans ses rapports avec
les besoins divers auxquels elle doit pourvoir ; recherchons
quels sont les attributs nécessaires du pouvoir central et dans
quelle mesure il doit en jouir, afin de concilier, autant que
faire se peut, ses prérogatives avec les libertés publiques. Les
gouvernements sont principalement institués dans un double but :
la protection nationale et le maintien de l' ordre. Entretenir d'
une part des relations bienveillantes avec l' étranger, prévenir
les dissentiments, apaiser les rivalités, résister aux attaques,
veiller avec un soin jaloux sur la grandeur et la sécurité de la
patrie ; assurer d' autre part l' exécution des lois, punir ceux
qui les violent, apaiser les troubles intérieurs, faire régner la
paix, garantir à chacun la liberté du foyer domestique, cette
liberté qui surpasse toutes les autres : telle est leur mission,
et l' on peut dire que, dans les états où le gouvernement n' est
pas armé des pouvoirs nécessaires pour l' accomplir, il n' y a
point de gouvernement. Pour répondre à ce double besoin, le
gouvernement est investi de pouvoirs définis par la constitution
et par les lois ; des agents sont placés sous ses ordres ; la
force

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publique est dans ses mains ; les tribunaux sont institués ; des
impôts sont levés. Voilà le vrai domaine de la centralisation, et
dans les pays mêmes qui la repoussent de leurs institutions
secondaires, elle l' occupe sans conteste. Mais ce domaine varie
selon les conditions de chaque état. L' Angleterre peut se
préoccuper moins, avec sa ceinture maritime, des dangers
extérieurs, et avec son organisation politique, des chances de
troubles intérieurs. Les états-Unis obtiennent la même sécurité
du large espace qu' ils occupent, de l' absence de voisins forts
et de la possession de vastes territoires, ouverts aux
populations inquiètes et tourmentées par le besoin. Les états du
continent européen, au contraire, sont contraints de faire à la
paix intérieure et extérieure de plus grands sacrifices. La
France en particulier, dans le voisinage de rivaux puissants,
tenus en éveil par l' initiative intellectuelle et morale qu'
elle a toujours exercée, et par l' ardeur guerrière qui l' a
longtemps animée, la France où la révolution a détruit toutes
les barrières intermédiaires et fait triompher la démocratie, où
la population est serrée, où l' amour du sol natal résiste aux
expatriations, la France doit plus qu' aucune autre nation peut-
être, confier à son gouvernement des forces imposantes, une
grande armée, des agents nombreux, des revenus considérables, et
la centralisation, même dans ce qui est commun à tous les peuples
, s' y trouve nécessairement plus étendue qu' ailleurs. Les
pouvoirs qui se rattachent à cet ordre d' intérêts doivent
appartenir à l' autorité centrale directement, absolument, sans
intermédiaire. Il est évident que les relations

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diplomatiques ne peuvent relever que d' elle. Il en est de même
de l' armée et de la flotte. Quant à la levée de l' impôt, on a
pu voir, par l' application des lois de l' assemblée constituante
qui en avait chargé les autorités locales, tous les vices de ce
régime. Des lenteurs sans terme, des pertes continuelles, des
obstacles de tous les instants, tels en étaient les résultats
inévitables. Aussi, dès que l' ordre commença d' entrer dans l'
organisation des services publics, celui-ci fut rendu au
gouvernement seul. Ainsi, les relations avec l' étranger, l'
armée, la flotte, les ressources financières destinées à en
couvrir les dépenses, appartiennent nécessairement au pouvoir
central, mais à deux conditions également indispensables. D'
abord, le gouvernement n' est que le mandataire de la nation, et
il lui doit compte de tous ses actes. Plus le mandat est
considérable, plus la responsabilité doit être sérieuse. Une
bonne constitution établira cette responsabilité sur les bases
les plus solides. Elle organisera une surveillance sévère sur la
diplomatie, d' où peut sortir la paix ou la guerre ; elle prendra
des mesures pour que l' armée, créée dans l' intérêt de l' ordre
et de la sûreté nationale, ne devienne pas un instrument d'
oppression ; elle soumettra les finances à des contrôles, à des
vérifications qui empêchent le gaspillage et la fraude ; elle
fera en sorte enfin que le gouvernement ne puisse jamais conduire
la nation par les relations avec l' étranger à la rupture des
alliances, par l' abus de la force publique à la servitude et par
le désordre financier à la ruine et à la banqueroute. D' un autre
côté, une législation bien ordonnée assurera

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aux citoyens, considérés dans leur existence individuelle, la
protection de règles tutélaires, et placera toujours en face des
facultés conférées au gouvernement, les conditions qui en
déterminent l' emploi et en préviennent ou en répriment l' abus.
On a vu que le gouvernement doit être et est en effet chargé du
maintien de l' ordre à l' intérieur. Il n' est pas de fonction
plus inhérente à son institution même ; il n' en est pas non plus
qui ait servi davantage à l' extension exagérée des attributions
du pouvoir central : sous prétexte de maintenir l' ordre, il a
mis la main sur un nombre illimité d' intérêts, et les a compris
 

aux citoyens, considérés dans leur existence individuelle, la
protection de règles tutélaires, et placera toujours en face des
facultés conférées au gouvernement, les conditions qui en
déterminent l' emploi et en préviennent ou en répriment l' abus.
On a vu que le gouvernement doit être et est en effet chargé du
maintien de l' ordre à l' intérieur. Il n' est pas de fonction
plus inhérente à son institution même ; il n' en est pas non plus
qui ait servi davantage à l' extension exagérée des attributions
du pouvoir central : sous prétexte de maintenir l' ordre, il a
mis la main sur un nombre illimité d' intérêts, et les a compris
dans ses pouvoirs de police ; il s' est, à la faveur du même
prétexte, substitué aux pouvoirs locaux, dans une foule de cas.
Qu' est-ce que l' ordre en effet et en quoi consiste la police ?
Il n' est pas pour ainsi dire une action dans la vie des citoyens
, qui ne touche au bon ordre, et, sous ce rapport, le despotisme
seul serait en état de le maintenir ; on en peut dire autant de
la police. On comprend généralement sous ce terme, tout ce qui
concerne la sûreté, la tranquillité, la commodité même des
citoyens : de quelle autorité le gouvernement ne serait-il pas
investi, si l' on prétendait lui abandonner de si vastes intérêts
? Les citoyens pourraient voir toutes leurs libertés passer entre
ses mains. Nous exposerons séparément les principes de l'
organisation de l' administration locale et de la police. Qu' il
nous suffise ici de quelques considérations générales. Le
problème à résoudre, quant aux pouvoirs qui se rapportent à la
police et au maintien de l' ordre, consiste moins à fixer les
limites de ces pouvoirs et leur objet,

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qu' à déterminer quel doit être à cet égard le principe de la législation. Deux systèmes sont en présence : l' un subordonne les citoyens à l' administration. Il charge celle-ci d' autoriser ou d' interdire l' exercice de droits privés ; il ne laisse aux particuliers la faculté de faire certains actes, d' ouvrir certains établissements, de se livrer à telle ou telle profession qu' avec la permission de l' autorité publique. Par ce moyen, dit -on, le maintien de l' ordre est assuré. Le gouvernement, appréciateur impartial et éclairé, pèse les circonstances, impose des conditions, mesure les garanties morales, et prévient les
écarts qui seraient de nature à troubler la société. L' autre, au contraire, s' en remettant aux citoyens, trace à l' avance les devoirs qui leur sont prescrits ; il les soumet également à des conditions, mais ces conditions sont réglées en termes généraux et non pour chaque cas spécial et pour chaque individu. Quiconque les enfreint, encourt les peines édictées à l' avance par la loi.
Le premier de ces systèmes, entièrement préventif, a pour conséquence d' augmenter les attributions du pouvoir public, c' est-à-dire la centralisation, quand les pouvoirs locaux inspirent à la loi les mêmes défiances que les citoyens pris individuellement. Le second système, purement répressif, a seulement recours à l' autorité judiciaire. Le gouvernement peut encore intervenir pour exercer la surveillance et déférer à la justice les infractions qu' elle doit punir, mais il n' est investi d' aucune puissance propre et directe. Entre ces deux systèmes le choix ne saurait être douteux.

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Le second seul satisfait à la liberté et à la dignité de l' homme
. Que deviennent des citoyens dépourvus du droit d' exercer leurs
facultés et assujettis en tant de choses au bon plaisir du
gouvernement ? On pourrait même demander si dans un état où un
tel régime est très développé, il y a encore des citoyens. Le
caractère dominant du système préventif est la défiance,
sentiment injurieux pour ceux qui le font naître, humiliant pour
le peuple dont la législation s' en inspire. La défiance contre
les individus conduit à une confiance absolue envers le
gouvernement. Sur quelles bases cette confiance ? Serait-il donc
vrai qu' il n' y a de sagesse, de prévoyance, de lumières que
dans les dépositaires de la puissance publique ? étrange
contradiction. C' est le citoyen que sa raison éclaire, que son
intérêt dirige, que la loi avertit, c' est le citoyen qui est
suspect. C' est le gouvernement que tant d' illusions peuvent
égarer, qui ne peut avoir que des vues générales, et n' est pas
en état de pénétrer avec sollicitude et clairvoyance dans les
questions purement privées, qui est chargé du soin de faire les
affaires des citoyens, et qui en dispose avec son indifférence
quelquefois hautaine, avec les passions dont ses agents ne
peuvent se défendre et sous l' influence des préoccupations
politiques, si aveugles et si intolérantes. Mais ne parlons pas
de la liberté. Employons des arguments que ne puissent pas
repousser ceux même qui, effrayés sans doute du désordre de leur
propre esprit, ont passé subitement de la licence à l' idolâtrie
du pouvoir absolu. Sont-ils bien assurés de consolider le
gouvernement en lui remettant des devoirs si pesants ? C' est le
contraire qui est vrai. Il n' y a pas pour l' autorité publique

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de plus grande cause de faiblesse que l' exercice du régime
préventif. Elle devient responsable de toutes les choses où elle
a mis la main ; des autorisations qu' elle accorde et de celles
qu' elle refuse. Elle est le point de mire de toutes les plaintes
et la cause supposée de toutes les souffrances. On voit dans l'
autorisation une garantie de succès et on accuse l'
administration des mécomptes qu' elle n' a pu prévenir, de ceux
même qu' elle a prévus. Les faveurs qu' elle concède soulèvent le
soupçon, entretiennent l' envie et fomentent les inimitiés,
aliment fécond des révolutions, source intarissable des secousses
politiques. De leur côté, les citoyens perdent l' habitude de se
fier à eux-mêmes, ils s' imaginent que le gouvernement mêlé à
leurs affaires les dispense du calcul et de la prudence. On ne
compte plus sur ses propres efforts, sur son labeur, sur son
activité. On s' en rapporte à la puissance publique qui s' est
faite la dispensatrice des industries et des droits. Le système
préventif est peut-être plus commode pour les pouvoirs qui ne
comptent pas sur l' avenir ; ils se meuvent plus à l' aise, en
tenant les citoyens dans une dépendance continuelle, en les ayant
à leur merci, à l' aide des craintes et des espérances qu' ils
leur inspirent. Les gouvernements, au contraire, qui ne bornent
pas leurs vues à une autorité éphémère, penseront toujours qu' il
est en réalité plus facile et plus honorable à la fois de traiter
avec des hommes qui savent se guider par leurs lumières
personnelles, qui, artisans de leur destinée et dédaignant une
tutelle stérile, ne demandent qu' à leurs bras ou à leur génie
des moyens d' existence. Resserrer le système préventif dans les
bornes les plus

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étroites, n' y recourir que quand la sûreté publique l' ordonne,
serait un des plus heureux correctifs de la centralisation. Elle
gagnerait également en importance ce qu' elle pourrait perdre en
puissance exécutive, si la police active était laissée dans une
plus grande mesure aux pouvoirs locaux. C' est à eux
principalement qu' elle doit être dévolue. Il est nécessaire qu'
elle soit faite de près, par ceux qui connaissent les individus,
qui sont au courant des besoins, et qui, toujours présents, ne
font défaut à aucune nécessité, quelque imprévue qu' elle soit.
En ce point, le rôle du pouvoir central doit être plus de
surveillance que d' action, et de direction que de commandement.
Aux pouvoirs locaux l' initiative ; au pouvoir central le
redressement. Le pouvoir central peut être appelé cependant à
assurer lui-même l' exécution des lois et à réprimer le désordre
; mais il ne doit se montrer que pour suppléer à l' inertie ou au
mauvais vouloir du pouvoir local, et quand la sécurité publique,
dont il répond, lui en fait un devoir. Le plus sûr moyen d'
entretenir le zèle et de fortifier l' énergie du pouvoir local,
c' est de le convaincre que de lui surtout dépend le maintien de
la paix publique et le triomphe de la loi. Lui faire voir sans
cesse le pouvoir central se mettant à sa place et exerçant ses
fonctions, c' est encourager sa faiblesse et le désintéresser de
son devoir. Pour accomplir les fonctions qui viennent d' être
énumérées, on a vu que le pouvoir central dispose de revenus
considérables. Il les perçoit et les dépense, et lui seul peut
être préposé à ce double soin, aux conditions et sous les
garanties établies par les lois. Il est l' administrateur de la
fortune de l' état. Il est en même temps le conservateur

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du domaine public, de ce domaine qui, appartenant à tous pour l'
usage commun de la société, n' appartient à personne à titre
particulier. Ainsi, c' est lui qui garde et entretient les
fleuves, les routes, les canaux et toutes leurs dépendances. à ce
titre, il fait toutes les grandes entreprises qui se rapportent
aux voies de communication générale, et qui ont pour objet d'
enrichir et même d' orner la surface du territoire. Cette branche
de ses attributions dans laquelle les administrations locales et
l' industrie privée ont, en d' autres pays, une part bien plus
large qu' en France, soulève des réclamations qu' il n' est pas
hors de propos d' examiner. La société entière est intéressée à
des entreprises qui sont destinées à l' usage commun des citoyens
, qui facilitent leurs rapports, les rapprochent entre eux et
favorisent, par les échanges, le commerce et l' industrie.
Indépendamment de tout esprit de système, le régime qui permet le
plus d' augmenter le nombre de ces entreprises, en réduisant les
dépenses qu' elles occasionnent, ou en stimulant le zèle qui les
fait naître, doit toujours être préféré, et la centralisation n'
est justifiée qu' autant qu' elle atteint ce double résultat et
que dans la mesure où elle l' atteint. Convient-il donc, à ce
point de vue, de remettre aux administrations locales ou de
concéder à l' industrie privée l' exécution des travaux publics ?
Déjà, et en vertu des lois, les administrations locales sont
préposées aux travaux qui les concernent particulièrement. Les
édifices publics sont divisés d' après leur destination, et les
routes d' après leur importance, en trois catégories. Ils sont
nationaux, départementaux ou

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communaux. Les travaux qui se rapportent à la première catégorie
sont les seuls dont le gouvernement soit chargé ; du département
ou de la commune dépendent les autres. Théoriquement, cette
répartition paraît logique. Chaque ordre de travaux appartient à
qui est le plus intéressé à ce qu' ils soient exécutés avec soin
et économie. Quant à ceux qui restent au pouvoir central, à quel
titre les remettrait-on aux départements ou aux communes ? Dans
l' origine, cette délégation avait été faite par les lois de l'
assemblée constituante, et elle fut condamnée par l' expérience
comme celle qui était relative à l' assiette et au recouvrement
de l' impôt. L' état souffrait de la négligence et de l'
impéritie des administrations locales, et de la préférence
exclusive qu' elles étaient disposées à accorder aux travaux qui
les intéressaient directement. Cependant il y aurait lieu d'
examiner si, dans la distribution des routes et des édifices, des
changements ne pourraient pas être introduits, et si les
départements ou les communes ne seraient pas fondés à demander
que leur lot s' accrût. Peut-être aussi pourrait-il être accordé
plus de liberté aux administrations locales ; mais l' examen de
cette question touche plus au régime général de ces
administrations qu' à la centralisation en matière de travaux
publics ; d' autre part, avant de modifier le système en vigueur,
il serait bon de s' assurer qu' en écartant le contrôle du
pouvoir central ou en lui posant des limites plus étroites, l'
exécution de ces travaux deviendrait plus économique et plus
prompte. On peut à cet égard se reporter à la loi du 21 mai 183
6 qui n' a donné une si vive impulsion à la vicinalité communale
qu' en armant le gouvernement d' un droit de coaction

                                                                                      p54
 

et en plaçant les communes sous l' autorité des conseils généraux
et des préfets. Quoi qu' il en soit de ces réformes accessoires,
l' attribution au gouvernement des travaux qui concernent l' état
paraît peu contestable. Mais n' est-il pas désirable que ceux de
ces travaux qui peuvent être l' objet de concessions utiles
soient livrés à l' industrie privée ? En confiant ces travaux au
gouvernement, on obtient plus d' harmonie et une répartition plus
exacte entre les diverses parties du territoire, par l' unité de
direction et les vues d' ensemble qui y président. Il est des
provinces où l' industrie privée ferait défaut parce qu' elle n'
y trouverait pas la compensation de ses dépenses. Le gouvernement
, distributeur impartial, maintient l' équilibre, et veille à ce
que tous ceux qui paient l' impôt obtiennent leur part dans les
dépenses utiles auxquelles il subvient. L' état, quand il
construit une route ou un canal, en rend l' usage gratuit, et, si
la communauté en supporte les frais, elle en recueille les
avantages. Grand bienfait en réalité, car le public supporte
impatiemment les péages qui gênent ses communications et blessent
la plus naturelle et la plus légitime des libertés, celle des
voyages et des transports. Aussi, la suppression des droits que
le directoire avait établis sur les grandes voies de
communication, fut-elle une des mesures les plus populaires du
consulat. Il est vrai que l' état lui-même est quelquefois obligé
d' établir des péages pour se couvrir des dépenses qu' entraînent
certains travaux, et afin de pouvoir, à l' aide de cette
ressource, les multiplier et en doter un plus grand nombre de
localités. Mais, entre ses mains, les péages sont plus modérés,
le public n' est point grevé

                                                                                      p55
 

outre mesure, la concurrence est ménagée et les intérêts publics
ne sont pas sacrifiés à la soif de la spéculation. Malgré ces
considérations, il est juste de reconnaître que l' industrie
privée offre de son côté des avantages réels qui doivent souvent
la faire préférer à l' état. L' état entreprend parfois, sous l'
obsession des influences personnelles et dans des vues politiques
, des travaux d' une importance très secondaire et dont l'
industrie privée aurait constaté le peu d' utilité, si l' on
avait été obligé de faire appel à ses capitaux. Les deniers
prélevés sur la France entière sont appliqués injustement au
profit d' une partie fort restreinte du territoire. D' un autre
côté, l' industrie privée exécute avec plus de rapidité ; ses
procédés sont plus simples et moins coûteux que ceux de l' état.
Il est facile d' ailleurs de poser des limites à l' élévation des
tarifs, au moyen de maximums sagement calculés. En recourant
à elle, l' état peut obtenir des travaux plus nombreux sans
grever le budget, et, somme toute, rien n' est plus légitime que
le péage qui fait supporter la dépense à celui seulement qui en
profite. S' il s' agissait de rétablir un impôt général sur les
voies de communication, on pourrait à bon droit s' en alarmer ;
mais quand le pays est sillonné de routes dont l' usage est
gratuit, établir un péage sur des voies nouvelles, ce n' est
point imposer au public une gêne dont il soit fondé à se plaindre
, c' est, à côté d' un service qu' on lui rend, lui demander la
rémunération qui en est le prix. Il est impossible de poser, sur
cette partie des attributions du pouvoir central, une règle
absolue. Comme aucun

                                                                                      p56
 

grand travail ne peut être entrepris, comme aucune concession ne
peut être faite sans l' autorisation du pouvoir législatif, c'
est à ce pouvoir, d' après l' état des finances et les besoins
des populations, de décider si l' état ou l' industrie privée
sera chargé de l' exécution, et de fixer les limites dans
lesquelles la centralisation sera renfermée à cet égard. Ainsi,
la centralisation s' applique nécessairement aux négociations
diplomatiques, à l' entretien des forces nationales, à la recette
et à la dépense des impôts levés pour ces objets essentiels et
destinés à y subvenir ; elle dirige la police, elle exécute une
partie des grands travaux publics ; sauf les réserves que nous
avons faites sur les deux derniers points, elle est à cet égard
nécessaire et importe à l' existence même de la nation et à la
sécurité publique. Si, maintenant, de la sphère des choses
matérielles nous nous transportons dans celle des choses morales,
nous la retrouvons dans l' administration de la justice, dans le
régime de l' instruction publique et des cultes, et il nous reste
à la considérer sous ce dernier aspect. Il n' est personne qui n'
applaudisse à l' admirable simplicité de notre organisation
judiciaire et au bienfait de cette cour suprême qui imprime l'
unité à la justice et assure ainsi la même application de la loi
dans toutes les parties du territoire. Seulement, nous avons déjà
retracé les garanties dues à la justice contre l' administration,
et quand nous nous occuperons de la composition du personnel des
services publics et des règles qui s' y rattachent, l' occasion
se présentera de revenir sur la magistrature.