J. BARTHELEMY et P. DUEZ
Extraits du Traité de droit constitutionnel, Economica 1985 (édition de 1933)
 
 
 

CHAPITRE I
HISTOIRE EXTERNE DE LA CONSTITUTION DE 1875
SECTION I.
L'ELABORATION DES TEXTES CONSTITUTIONNELS
 
 
 

§ 1. Première période.
Le Gouvernement de la Défense nationale.
La dictature de Gambetta.
 


I
Le Quatre-Septembre.
Formation du Gouvernement de la Défense nationale.


 


À la suite de lamentables événements militaires, Napoléon III, cerné dans la sinistre cuvette de Sedan, dut capituler avec 80.000 hommes et se livrer lui-même comme prisonnier. En signant cette capitulation. le 2 septembre 1870, I'Empereur signait en fait, non seulement sa propre abdication, mais encore la fin du régime.

Gouvernement personnel, I'Empire était paralysé dès que la personne sur laquelle il se fondait, se trouvait hors d'état d'exercer le pouvoir. La captivité de l'Empereur soulevait d'ailleurs un problème constitutionnel difficilement soluble : la Constitution impériale (sénatus-consulte du 17 juillet 1852) ne prévoyait de régence qu'en cas de minorité de 1'Empereur. Dans cette circonstance imprévue de la captivité, qui allait remplir les fonctions de Chef de l'Etat ? ó Sans doute, l'Impératrice avait été pourvue, par un décret et pour la durée de la campagne, d'une délégation de l'Empereur. Mais cette délégation, ne prévoyant pas l'empêchement absolu de l'Empereur, était incomplète. L'Impératrice, aidée du comte de Palikao, essaya de faire organiser par le Corps législatif, élu par la nation et qui en était, par conséquent, la représentation la plus directe, un régime provisoire réservant les droits de Napoléon III. Cette tentative d'adaptation aux circonstances de la constitution en vigueur fut rapidement dépassée par les événements.

Sous le coup de l'émotion intense produite à Paris par l'arrivée, dans la journée du 3, de la nouvelle du désastre, une troupe de quelques milliers de personnes se dirigea d'abord vers le palais des Tuileries d'où l'Impératrice prit la fuite, puis vers l'Hôtel de Ville. C'est là que, de la foule, sortit spontanément un gouvernement provisoire composé de députés parisiens. Ceux-ci s'adjoignirent, comme président, le général Trochu, gouverneur militaire de Paris, qui jouissait alors d'un grand prestige dans la population et dans l'armée. C'est le Gouvernement de la Défense nationale.

1 C'est un gouvernement parisien. La capitale joue dans l'histoire politique de la France, un rôle de premier plan. Sur une poussée de la foule parisienne, I'Empire s'écroule, comme la Restauration en 1830 et la Monarchie de Juillet en 1848. À la place de la constitution effondrée, le peuple de Paris installe un gouvernement qui est à lui, puisqu'il est composé de ses députés. Quelque temps après, la trahison de Bazaine et la reddition de Metz ayant jeté un nouveau trouble dans la conscience populaire, c'est encore au peuple de Paris que le Gouvernement de la Défense nationale demande une investiture nouvelle par le plébiscite du 31 octobre 1871. óDans Paris est sa force ; il ne peut donc quitter Paris. Cependant, lorsque la capitale est assiégée, il envoie une "Délégation" d'abord à Tours, puis, après l'avance de l'armée allemande, à Bordeaux ; ce bicéphalisme ne va d'ailleurs pas sans de sérieux inconvénients.

2 C'est aussi un gouvernement de fait. Les hommes qui le composent n'ont reçu aucun mandat régulier. Ils tiennent leur pouvoir de leur propre initiative et de la responsabilité qu'ils ont assumée. Sans doute, en venant de l'Hôtel de Ville, ils sont allés demander une sorte de légitimation au Corps législatif, qui était l'élu du pays. Mais le Corps législatif n'avait aucune qualité pour une opération de cette nature ; il était une autorité à compétence strictement limitée appartenant d'ailleurs à un régime déjà écroulé. Les 150.000 voix du plébiscite du 31 octobre ne suffisaient pas à transformer ce gouvernement de fait en gouvernement régulier.
 


II

La convocation de l'Assemblée nationale. Le problème de sa mission constituante.


 


En l'absence de toute autre autorité gouvernementale et législative, le Gouvernement de la Défense nationale exerça pendant quelques mois un pouvoir dictatorial. Il accomplit ainsi, par voie de décrets, une úuvre législative qui n'est pas sans intérêt (notamment le décret-loi du 19 septembre 1870 abroge l'article 75 de la constitution de l'an VIII, le décret-loi du 5 novembre 1870 règle la promulgation des lois et décrets). Mais aussi, il a rempli la mission correspondant au nom qu'il s'était donné dans sa proclamation du 4 septembre : il a organisé la défense nationale contre l'invasion allemande ; à cette úuvre de la résistance française, reste attaché le nom de Gambetta. Émouvante et même, en dépit de l'insuccès final, glorieuse au point de vue patriotique, cette caractéristique du Gouvernement provisoire devait avoir sa répercussion profonde sur notre histoire constitutionnelle. La proclamation du 4 septembre disait : " La République a vaincu l'invasion en 1792 ; la République est proclamée ". Ainsi, l'idée républicaine se trouvait liée à la continuation de la guerre ; Gambetta, âme de la résistance, était aussi le champIon de la République. La partie du pays qui voudra voter pour la paix se trouvera ainsi amenée à se prononcer contre la République.

Simple gouvernement de fait, né de la nécessité des circonstances, le Gouvernement de la Défense nationale pouvait pourvoir aux besoins les plus urgents du pays ; mais il était deux choses qu'il ne pouvait faire à lui seul : 1° Signer avec l'ennemi un traité de paix définitif l'Allemagne n'aurait pas eu foi dans sa signature. Jules Favre conclut l'armistice le 28 janvier 1871 ; mais les conditions définitives de la paix devaient être acceptées par une assemblée qui représentât réellement le pays. 2° Donner à la France des institutions définitives. Cette double mission devait être celle de l'Assemblée nationale.

Lorsqu'un gouvernement de fait est animé de l'esprit républicain, sa principale préoccupation est de céder la place, dans le plus bref délai possible, à un gouvernement régulier qui, d'après les principes démocratiques, doit être fondé sur le suffrage universel. Imitant l'exemple du Gouvernement provisoire de 1848, dont le premier acte avait été de préparer la réunion de la Constituante, le Gouvernement de la Défense national lance, le 8 septembre l 870, une proclamation suivie d'un décret convoquant les électeurs pour le dimanche 16 octobre, à l'effet d'élire, au scrutin de liste, conformément à la loi du 14 mars 1849, une Assemblée nationale constituante. Il faut noter ce dernier mot, puisque dans un intérêt politique, la mission constituante fut contestée à l'Assemblée nationale.

Cette convocation des électeurs se heurta à cet obstacle tragique : l'invasion. On ne comprendrait pas la composition de l'Assemblée nationale et par conséquent son úuvre, notre constitution, si on oubliait cet élément qui, après avoir retardé la date des élections, a profondément influé sur leur résultat. Un décret du 23 septembre, " en considération des obstacles matériels, ajourne les élections " au moment où les circonstances le permettront . Ces circonstances, la convention d'armistice du 28 janvier 1871 les crée. Non seulement elle donne la possibilité des élections, mais elle en impose l'obligation: le Gouvernement de la Défense nationale s'engageait, en effet. à convoquer les électeurs pour le 8 février afin de nommer a une assemblée librement élue qui se prononcerait sur la question de savoir si la guerre doit être continuée ou à quelles conditions la paix doit être faite. Lorsque l'opposition s'inquiétera des directions constitutionnelles de l'Assemblée nationale, elle argumentera des termes de cette convention pour refuser à cette assemblée le pouvoir constituant. Il est constant que la convention ne fait aucune allusion à I'établissement des institutions définitives de]a France; mais elle ne le pouvait pas, elle ne le devait pas. L'Allemagne n'avait pas à s'immiscer dans nos affaires intérieures; la convention d'armistice devait prévoir seulement la conclusion de la paix. Mais il est hors de doute que l'assemblée qui sera élue le 8 février, est bien l'Assemblée nationale constituante qui avait été prévue dans le décret du 8 septembre et dont les circonstances seules avaient empêché l'élection.

Il faut sentir l'atmosphère d'anxiété, de douleur, d'humiliation nationale dans laquelle est née l'Assemblée qui a fait notre constitution. Dans 43 départements, les communications postales sont interdites et c'est par les soins des autorités allemandes que sont apposées les convocations des électeurs. Un geste imprudent de Gambetta donne même à Bismarck la malheureuse occasion d'une intervention directe. À la tête de la Délégation de Bordeaux, se considérant comme plus libre et comme plus au courant des choses que le Gouvernement resté à Paris et actuellement sous l'autorité allemande, Gambetta, en publiant le 31 janvier, le décret de convocation des électeurs, y ajoute de sa propre autorité l'inéligibilité de ceux qui s'étaient compromis politiquement avec l'Empire : ministres, sénateurs, conseillers d'État, préfets, candidats officiels. C'était un geste inutile d'ancien opposant puisque les partisans de l'Empire ne seront qu'une poignée à l'Assemblée nationale. Mais Bismarck veille. La convention d'armistice prévoit une assemblée " librement " élue ; l'élection pas libre si les électeurs n'ont pas la liberté du choix. Bismarck proteste auprès du Gouvernement par dépêche du 3 février ; Gambetta résiste ; le Gouvernement lui envoie Jules Simon ; dans cette lutte " du dogue et du chat', c'est le dogue qui succombe: Gambetta démissionne. L'humiliation de l'intervention ennemie dans nos élections restait.

Dans ces conditions, avec le sentiment d'universel désarroi qui en résultait, les questions d'organisation constitutionnelle ou même de principes de gouvernement tinrent fort peu de place dans les compétitions électorales. L'Assemblée chargée de donner une constitution à la France a été élue sur la question de savoir si on continuerait la guerre ou si on se résignerait à la paix.

Ne pouvant délibérer en territoire occupé tant que la paix n'était pas signée, elle se réunit d'abord à Bordeaux dans le beau théâtre édifié par Gabriel. Le grand port de la Gironde prend ainsi pour la première fois ce caractère de siège des pouvoirs publics en cas d'invasion qu'il retrouvera momentanément en 1914.

Lorsque l'Assemblée aura ratifié le traité de Francfort, elle se transportera à Versailles, dans le théâtre construit pour le château par Louis XV. Cette preuve de méfiance à l'égard de la capitale sera un des prétextes de l'insurrection de la Commune ; les troupes versaillaises devront reprendre Paris. Ces événements rejetteront encore l'Assemblée vers la droite.

Se conformant aux principes les plus évidents, le gouvernement de fait s'effaça devant la représentation nationale régulièrement constituée. Sa première séance, le 12 février 1871, I'Assemblée nationale reçut de Jules Favre la démission du Gouvernement de la Défense nationale.
 


§ 2.ó Deuxième période.
La réunion de l'Assemblée nationale.óLe Principat de Thiers.
 ( 12 février 1871-24 mai 1873).

I
La composition de l'Assemblée
 aide à comprendre les caractères principaux de la Constitution de 1871.


 


L'úuvre, c'est l'homme. L'úuvre constitutionnelle et législative, c'est l'assemblée. Qui ignore l'Assemblée nationale, ne peut comprendre la constitution qu'elle a élaborée.

L'Empire tombé, rendu responsable de la défaite, perdit la masse de ses fidèles. L'électeur dut, dès lors, porter ses choix sur des hommes qui avaient été tenus à l'écart des affaires publiques depuis dix-huit années. Les élus furent donc, d'une part, des hommes nouveaux, désignés par leur âge, leur fortune, leur incontestable honorabilité, la notoriété, toute locale d'ailleurs, dont ils jouissaient auprès de leurs concitoyens. L'opposition les appellera les ruraux. Quelques-uns marqueront. D'autre part, I'Assemblée nationale reçut quelques survivants des anciennes chambres, mais vieillis et rouillés par l'inaction, ils firent l'effet du revenants.  Quelques têtes éminentes, dit M. Hanotaux, beaucoup de rares esprits, et pour la grande masse, de braves gens, telle était cette assemblée que le pays avait choisie à son image et envoyée à Bordeaux ".

Ces ruraux étaient en majorité des conservateurs. La plate-forme électorale avait été la continuation de la guerre ou la conclusion de la paix. En ce temps-là, les républicains étaient jusqu'auboutistes " et les conservateurs étaient a défaitistes ". Or le pays était découragé. Gambetta incarnait dans sa personne et la résistance même désespérée à l'ennemi et la République. La République fut battue avec la résistance. Âme de la défense nationale après Sedan, Gambetta " qui avait fait surgir des légions en frappant le sol de son pied ", ne fut élu que dans neuf départements. Thiers, partisan de la paix et survivant de la monarchie constitutionnelle, fut élu par vingt-six départements ; et avec les voix qui se portèrent sur son nom dans les circonscriptions où il ne fut pas élu, il réunit plus de deux millions de suffrages.

Toutefois, ce serait simplifier l'histoire jusqu'à la déformer que d'attribuer exclusivement le succès des idées conservatrices au confluent momentané de l'idée de résistance et de l'idée républicaine. L'invasion, la défaite avaient profondément secoué l'âme populaire ; en face du péril, la nation cherchait son refuge dans les idées religieuses. Le retour aux vieilles croyances devait s'accompagner d'une renaissance des convictions du passé.

On ne sera pas surpris, dans ces conditions, qu'au sein de l'Assemblée, le parti le plus important fût la droite, comptant 450 membres, soit plus de la moitié du nombre total de l'Assemblée (768 et, après le départ des députés alsaciens-lorrains, 738). On y voit deux cents représentants de l'ancienne noblesse et trois ecclésiastiques dont un évêque. Dans son ensemble, la droite adhère à la monarchie parlementaire ou tout au moins représentative. Rares sont les exaltés qui rêvent d'une monarchie sans charte, ni chambres.

Pourquoi cette droite disposant ainsi de la majorité de l'Assemblée n'a-t-elle pas immédiatement rappelé le prince ? Pourquoi n'a-t-elle pas élaboré sans délai une constitution conforme à ses principes ? Pourquoi s'est-elle résignée au bout de quatre années de tergiversations, à promulguer une constitution républicaine qui porte à chaque ligne les traces de cette résignation ?

A posteriori, des acteurs de ce drame devenus historiens, tentent cette explication profonde: il y avait des actes pénibles à accomplir, ratification de la défaite, paiement des cinq milliards, impôts à établir, occupation à supporter Il fallait laisser à la République l'impopularité inséparable de ces actes nécessaires et n'installer la monarchie que lorsque la situation serait assainie (HAUSSONVILLE, Souvenirs, dans Revue des Deux Mondes, 19 octobre 1924).

En réalité, la droite était condamnée à l'impuissance par ses divisions. Monarchiste en principe, elle partageait ses faveurs entre trois prétendants ; "il n'y a qu'un trône, disait Thiers, et vous êtes trois pour vous y asseoir".
1° Les légitimistes, au nombre de 150, se groupaient autour du comte de Chambord, petit-fils de Charles X, fils posthume du duc de Berry, assassiné en 1820 et représentant la branche aînée des Bourbons. Ce parti formait à l'Assemblée deux groupes : avec Lucien Brun, Ernoul, Carayon-Latour. La Rochefoucauld, La Rochette, Lorgeril, l'extrême droite, dont les membres étaient qualifiés dans les polémiques: ultras, chevau-légers, ou bonnets à poil; la droite modérée qui ne se séparait du groupe précédent que par quelques nuances dans l'attitude. ó
2° Les orléanistes étaient partisans de la branche cadette des Bourbons montée sur le trône en 1830 ; leur prétendant était le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, fils du duc d'Orléans, mort à Neuilly en 1840 d'un accident de voiture. Ils formaient à l'Assemblée le groupe du centre-droit. On y remarquait Bocher, représentant du comte de Paris ; le duc de Broglie ; Vitet; Saint-Marc Girardin ; le duc d'Audiffred-Pasquier ; Lambert-Sainte-Croix ; Batbie, professeur de droit administratif à ]a Faculté de Paris; le duc Decaze ; Léonce de Lavergne ; le comte d'Haussonville...
3° Enfin, le petit groupe de l'appel au peuple restait fidèle à Napoléon III et, après la mort de ce dernier, au prince impérial. D'une demi-douzaine en 1871, le groupe se grossit jusqu'à la trentaine par les élections partielles. ll comprenait Rouller. Raoul Duval. Magne. ll évitait de se donner l'aspect d'un parti dynastique.

La gauche de l'Assemblée nationale comportait : 1° Le centre gauche comprenant un certain nombre d'individualités qui oscillaient de droite à gauche en se faisant une règle d'obéir aux nécessités gouvernementales. Monarchistes constitutionnels ralliés, républicains du lendemain, ils vont figurer parmi les agents les plus actifs de l'élaboration constitutionnelle. Parmi eux, beaucoup de noms connus : Thiers ; le bâtonnier et académicien Dufaure ; Casimir Périer, père du futur Président de la République ; Laboulaye, juriste et historien ; Léon Say, qui sera le grand ministre des finances de la Troisième République ; Waddington; Agénor Bardoux ; Bérenger (de la Drôme) qui jouera dans la suite un grand rôle comme sénateur inamovible. L'organe du centre gauche était la réunion Féray (du nom de son fondateur, M. Féray-d'Essonnes). Son programme, cependant simple, donna lieu à de longues délibérations. Il tenait dans une phrase : "Ia reconstitution du pays par des institutions libérales et sous la forme républicaine actuelle, la constitution définitive à donner à la France étant réservée". Ainsi la réunion Féray hésitait entre la monarchie et la république. ó 2° Le groupe Target, qui en se portant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, en faisant valoir son adhésion ou en la vendant, exerçait, en dépit de son faible effectif, une véritable influence. ó 3° La gauche proprement dite, avec Jules Simon, Jules Grévy, Jules Favre, Jules Ferry, Ernest Picard. ó 4° L'Union républicaine ou extrême gauche, groupe qui se désagrégea lors de la confection de la constitution. Gambetta, Challemel-Lacour, Paul Bert, Cazot, Louis Blanc, Edgard Quinet, Ledru-Rollin, Naquet, Madier de MontJau, Brisson, Lockroy en sont les têtes. ó 5° Il y avait enfin, tout au moins à Bordeaux, une "Montagne", qui fut décimée par la Commune ; y figuraient les députés socialistes de Paris : Rochefort, Delescluse, Tridon, Mi]lière, Malon, Félix Pyat et l'ouvrier Tolain.

Cette assemblée bigarrée, mais en majorité monarchiste, place au fauteuil présidentiel un républicain, Grévy, élu d la presque unanimité des votants (519 voix sur 536). Ce choix, de prime abord paradoxal, s'explique, en outre de l'appui de Thiers, moins par les préférences du candidat que par les hommes, les choses ou les institutions qu'il avait combattus : le fameux amendement Grévy de 1848 en supprimant la Présidence de la République n'aurait-il pas empêché le prince Louis-Napoléon d'arriver au pouvoir et, par voie de conséquence, n'aurait-il pas empêché l'Empire et la défaite  Jules Grévy doit encore son fauteuil présidentiel à son opposition à l'Empire, au Gouvernement de la Défense nationale et à ses protestations contre la dictature des Délégations de Tours et de Bordeaux ; enfin et surtout à sa croyance qu'il fallait sans tarder conclure la paix avec l'Allemagne.
 


Il

L'Assemblée organise le gouvernement provisoire du pays, pour sa propre durée suivant un type qui, sous la poussée des circonstances, se rapprochera progressivement des institutions définitives.


 


A. Résolution du 17 février 1871 nommant Thiers, Chef du pouvoir exécutif.ó Il reste membre de 1'Assemblée dont iI est, pour l'exécutif, le simple commis à tout instant révocable. óPar ses divisions mêmes, I'Assemblée nationale, dés sa réunion, se trouvait empêchée d'exercer le pouvoir constituant. L'urgence s'imposait d'ailleurs à elle d'une autre grave et importante mission : il fallait conclure la paix, débarrasser le pays de l'invasion victorieuse, ramener l'ordre, la confiance, la prospérité.

Assemblée unique et souveraine, groupant tous les pouvoirs, en attendant l'organisation constitutionnelle définitive, allait-elle exercer elle même, comme la Convention, le pouvoir exécutif, par l'intermédiaire de comités choisis dans son sein ? Allait-elle, comme la Constituante de 1848, nommer une commission exécutive ?

Elle n'y songea pas un seul instant. Dans la foule anonyme qui composait l'Assemblée nationale à ses débuts, un homme se détachait avec un relief singulier : Thiers. Sa supériorité attestée par sa longue expérience, était confirmée par ses multiples élections dans vingt-six départements et l'on n'avait pas le droit de le taxer trop sévèrement de présomption quand il disait : "Je suis indiqué". Il s'imposait comme chef. Il était "I'administrateur nécessaire de notre infortune nationale ".

Et cette désignation que faisaient les événements, entraînait le mode de délégation du pouvoir exécutif L'Assemblée appliqua d'abord et comme d'instinct, sous la poussée des circonstances ; le système que Grévy avait proposé à la Constituante de 1848. ó La résolution du 17 février 1871 confie donc les fonctions exécutives à un mandataire unique ; mais l'Assemblée, qui tenait du peuple la souveraineté, ne se reconnaît nullement le droit de l'abdiquer : elle demeure dépositaire de l'autorité souveraine et Thiers n'est que son agent, son commis La résolution du 17 février est rédigée dans 1'esprit et presque suivant la lettre de 1'amendement Grévy de 1848 : " M Thiers est nommé Chef du pouvoir exécutif de la République française. Il exercera ses fonctions sous 1'autorité de !'Assemblée nationale avec le concours des ministres qu'il aura choisis et qu'il présidera". Thiers conservait d'ailleurs sa qualité de député, disposition sans précédent dans notre histoire constitutionnelle et qui s'explique par ce tait personnel que Thiers tenait davantage au mandat de député qui lui avait été confié par 26 départements et 2 millions de suffrages qu'au mandat précaire reçu de l'Assemblée.

Dans la lettre de la résolution du 17 février 1871, c'est une "délégation"  au sens le plus étroit du mot qui est donnée à Thiers : délégation toujours révocable et dont le sort est lié à celui de l'Assemblée, Thiers, commis de l'Assemblée, ne peut lui survivre, et il peut être révoqué par elle à tout instant. La résolution ne précise pas les pouvoirs de Thiers : ce sont toutes les prérogatives traditionnelles de l'exécutif qui lui sont ainsi conférées sous la réserve qu'elles soient compatIbles avec la souveraineté de l'Assemblée ; ainsi Thiers n'aura pas le pouvoir de convoquer, de proroger, de dissoudre l'Assemblée.

Mais, en fait, le gouvernement de Thiers fut l'un des plus autoritaires et des plus personnels que la France ait connus. Il impose ses volontés à l'Assemblée : celle-ci est décentralisatrice, il lui fait voter la loi centralisatrice du 14 avril 1871; libre-échangiste, l'Assemblée vote, sous l'influence de Thiers, des droits protecteurs ; il la contraint d'adopter la loi militaire de cinq ans.

Pourquoi ce résultat malgré le texte de la résolution du 17 février 1871 ? En raison de son prestige personnel, tout d'abord, Thiers est un véritable gouvernant qui a été désigné par le suffrage universel; les motifs qui lui avaient valu ses deux millions de suffrages venaient encore accroître son autorité Censeur sévère de la diplomatie impériale qui conduisait aux catastrophes, il s'était courageusement élevé au Corps législatif contre la déclaration de guerre ; au cours des hostilités, il avait rendu au pays un éminent service en entreprenant, sous le Gouvernement de la Défense nationale, une tournée auprès des cours d'Europe pour atténuer le désastre qu'il avait prévu sans pouvoir le prévenir. C'est de cette double attitude que lui avaient été particulièrement reconnaissants les électeurs. Il avait la confiance du peuple, sans être populaire. A ces titres venaient s'ajouter d'éminentes qualités personnelles: malgré ses soixante-treize ans, il restait doué d'une activité surprenante et son passé, son talent et son caractère lui donnaient une indéniable autorité. Cette autorité était d'ailleurs indispensable : l'Allemagne n'aurait pas traité avec une Assemblée aussi profondément divisée. C'était sur la parole de Thiers que reposaient toutes les négociations et à l'étranger, on n'ignorait pas qu'il pouvait se porter fort du consentement de l'Assemblée. En effet, il possédait à un degré exceptionnel le don de persuader : Son gouvernement était la dictature de la persuasion.

D'ailleurs, la résolution du 17 février 1871 a laissé à Thiers deux armes puissantes dont il use copieusement : 1° Son éloquence : aucune assemblée n'est capable de résister à la force de sa parole nette, extrêmement précise, nourrie de faits et de chiffres. Et il ne faut pas oublier que Thiers, malgré son titre de Chef du pouvoir exécutif, a conservé son mandat de député ; dès lors, il lui est possible d'intervenir à tout moment dans les débats en demandant la parole au président comme un simple député et en montant à la tribune sans autres formalités ; 20 Sa responsabilité et sa faculté de se démettre. L'homme nécessaire, l'homme providentiel d'une situation difficile menace à chaque instant l'Assemblée, lorsqu'elle ne veut~ pas se plier à ses volontés, de se démettre. Et, pour ne pas le perdre, l'Assemblée s'incline. Par une situation d'apparence paradoxale, c'est donc la responsabilité absolue, la révocabilité ad nutum de Thiers conçue comme correctif de son pouvoir, qui était devenue la source de ce pouvoir.

Aux termes de la résolution du 17 février, Thiers est " Chef du pouvoir exécutif de la République française ". Ces termes ont été choisis à dessein pour indiquer que si la République est le fait, elle n'est pas le droit.

Ce sont là les termes essentiels du Pacte de Bordeaux. Ce pacte a été conclu au moyen de déclarations, assez habiles, apportées par Thiers à la tribune, le 19 février 1871; l'Assemblée a marqué son acceptation par des applaudissements. Ce pacte se ramène à trois clauses : a) la question du gouvernement définitif (république ou monarchie) est, pour le moment, réservée. b) Thiers et l'Assemblée appliqueront de concert tous leurs efforts à la réorganisation financière, militaire, administrative et économique du pays. c) Tant que durera ce travail urgent de relèvement naturel, Thiers prend l'engagement de ne pousser ni vers une solution républicaine, ni vers une solution monarchique.

B. - La Constitution Rivet (31 août 1871). Elle fait faire un pas à l'idée républicaine crée une sorte d'irresponsabilité au profit de Thiers, et établit la responsabilité des ministres.

Thiers a dompté la Commune, il a mené les négociations avec l'Allemagne et fait admettre le principe de la libération du territoire, il a déjà commencé à faire renaître la confiance. Il convient donc de lui donner un témoignage officiel de reconnaissance. Mais, à raison même des résultats acquis, Thiers n'est plus autant pour l'Assemblée l'homme providentiel. Aussi l'Assemblée cherche-t-elle à s'affranchir de la tyrannie de ce serviteur dont une grande partie de la force venait de ce qu'à tout moment il pouvait s'en aller ou être renvoyé. Pour diminuer en fait le pouvoir de 1'hiers, l'Assemblée va juridiquement augmenter ce pouvoir en complétant la résolution du 17 février.

C'est l'úuvre de la loi du 31 août 1871, dite loi Rivet, du nom du député qui l'avait proposée. 1° La constitution Rivet donne, tout d'abord, à Thiers jusqu'alors Chef du pouvoir exécutif de la République française le titre de Président de la République. Mais il reste bien entenduóet là loi le précise dans son préambule que ce titre n'a d'autre but que d'affirmer l'intention de l'Assemblée de persévérer dans l'essai loyal de la République commencé à Bordeaux. 2° La loi décide que Thiers sera Président de la République pendant tout le temps que durera l'Assemblée. Toutefois, par une évidente contradiction, l'Assemblée se refusait à établir l'inamovibilité de Thiers durant ce temps. L'article 2 alinéa 2 porte, en effet, que le Président de la République est responsable devant l'Assemblée. 3° Enfln la constitution Rivet, sans supprimer la responsabilité personnelle de Thiers, consacre la responsabilité de ses ministres devant l'Assemblée. Logiquement le Président ne devait plus être qu'exceptionnellement responsable pour les actes de la politique générale.

L'Assemblée espère que. de cette façon, Thiers ne pourra plus toujours mettre en avant sa responsabilité personnelle.

Telle est cette loi bizarre qui crée un nouveau titre, celui de Président de la République, en prétendant en rien changer au fond des choses ; qui déclare que les pouvoirs du Président dureront autant que ceux de I'Assemblée et qui réserve, en même temps à celle-ci, le droit de le révoquer; qui, enfin, affirme le Président responsable et astreint cependant ses actes à la formalité du contreseing de ministres eux-mêmes responsables.

En fait, ]a loi du 31 août l871 ne modifia pas la situation antérieure. Thiers avait trop le goût du pouvoir pour devenir le conseiller désintéressé d'une politique dont il demeurait responsable. La responsabilité des ministres fut annihilée complètement par celle du Président de la République et l'Assemblée continua à délibérer sous la dictature que Thiers exerçait sur elle par son autorité personnelle et ses menaces de retraite.

Aussi l'Assemblée qui supportait impatiemment cette situation se décida-t-elle à diminuer encore la responsabilité de Thiers et surtout à rendre plus rare son intervention dans les débats: c'est l'objet de la loi du 13 mars 1873.

C.ó La loi du 13 mars 1873 (Constitution de Broglie). ó Elle éloigne Thiers de l'Assemblée et rapproche de plus en plus sa situation de celle du Chef d'Etat parlementaire.
En principe, le Président de la République ne doit plus communiquer avec l'Assemblée par que des messages. Par exception seulement, il pourra monter à la tribune, mais l'accès en est rendu difficile par des conditions rigoureuses, particulièrement en ce qui concerne les débats de politique intérieure.

Le Président de la République ne peut, en règle, intervenir que dans les débats de politique extérieure : les ministres répondent seuls des actes qui les concernent relativement à la politique intérieure. Toutefois, dans ce dernier domaine, Ie Chef de l'État peut exceptionnellement intervenir ; mais il faut pour cela que par une délibération spéciale communiquée par le vice-président du Conseil des ministres à l'Assemblée avant l'ouverture de la discussion, le Conseil des ministres déclare que les questions soulevées se rattachent à la politique générale du gouvernement et engagent ainsi la responsabilité du Président de la République. Ce dernier peut alors prendre la parole, mais à la condition d'observer les formes mises à son intervention dans la discussion des lois : le Président ne peut intervenir dans la discussion d'une loi qu'après avoir, dans un message, informé l'Assemblée de son intention ; la discussion est interrompue par l'arrivée du message et le Président ne peut, en principe, être entendu que le lendemain. En apparence, tout ce cérémonial était présenté comme un hommage à l'éminence de Thiers et comme une invitation à être puis ménager de forces nécessaires à la nation. Au fond, on espérait que les interventions du Président de la République ne se produiraient que sur les questions les plus graves et que l'Assemblée jouirait, d'une manière générale, de sa liberté de décision.

Plus rare à cause de ces formalités préliminaires, I'intervention du Président de la République était aussi rendue moins efficace à raison de la disposition prescrivant qu'aussitôt après le discours du Président. la séance serait levée et que la discussion ne pourrait être reprise qu'à une séance ultérieure. Thiers n'avait droit qu'au monologue. Un détail accentuait encore le caractère anormal de ces dispositions : Thiers, fictivement absent des débats de l'Assemblée, y était réellement présent. Il y assistait dans une tribune spéciale, mais ne pouvait intervenir que suivant le "cérémonial chinois", précédemment décrit.

Parce qu'elle tentait de dégager la responsabilité ministérielle et diminuait la responsabilité du Chef de l'Etat, la loi du 13 mars 1873 marquait une étape considérable vers le gouvernement parlementaire. Mais sa tentative était condamnée à avorter : la responsabilité du Chef de l'Etat, surtout quand celui-ci s'appelle Thiers, absorbe nécessairement la responsabilité des ministres.

L'expérience ne pouvait pas durer : Thiers aimait le pouvoir, non les honneurs. Il continua à jouer de sa responsabilité avec une habileté consommée. Il en joua tellement qu'il périt le 24 mai 1873.

D.ó Le Vingt-Quatre Mai. ó Chute de Thiers. ó Les circonstances devenant moins graves, Thiers cesse de paraître l'homme providentiel et les causes de dissentiment entre lui et l'Assemblée se multiplient. D'abord une jalousie réciproque ; Thiers prétendait être " le libérateur du territoire " ; et c'était un titre que l'Assemblée revendiquait pour elle-même. Le 19 avril 1873, au Congrès des Sociétés savantes, Jules Simon, ministre de l'Instruction publique, avait, dans son discours, attribué à Thiers le mérite tout entier de la libération. " Le libérateur du territoire, Messieurs, est un savant et un historien comme vous, c'est M. Thiers ". Interrogé à la commission de permanence, le ministre de l'Intérieur dut déclarer que le cabinet était étranger à cette affirmation et en laissait à Jules Simon toute la responsabilité. Le 18 mai, Jules Simon se retirera du ministère.ó Entre Thiers et l'Assemblée, il y a aussi une divergence d'opinions : Thiers, quoique ancien ministre de Louis-Philippe, se résignait allègrement à la République, à une République conservatrice il est vrai, et autant que possible, dont il serait le Président. Il invitait instamment l'Assemblée à exercer son pouvoir constituant ; or les monarchistes n'avaient pas encore réalisé leur entente sur un prétendant;  aussi Thiers les pressait de constituer la République. Là-dessus, des élections partielles déciment les rangs du parti conservateur ; le modéré Charles de Rémusat, ami de Thiers, et d'ailleurs son ministre des Affaires étrangères, est battu à Paris par le radical Barodet. De ces succès républicains, Thiers est rendu responsable.

Le prétexte de l'attaque fut le remaniement ministériel du 18 mai. Dans l'émotion du lendemain de la défaite, le 19 février, Thiers avait constitué un ministère d'union sacrée. M. de Larcy était légitimiste ; M. de Goulard, du centre droit, représentait la résistance obstinée au parti radical ; Jules Simon, au contraire, était en coquetterie avec ce parti. Thiers se sépara de ces trois personnages, les remplaça par Casimir Périer, Waddington et Bérenger et constitua ainsi un cabinet homogène dans la nuance républicaine trés modérée.

Le duc Albert de Broglie (que Thiers avait nommé ambassadeur à Londres dés son arrivée à l'Assemblée Nationale à Bordeaux et qui avait démissionné en avril 1872) mena 1'attaque. Il déposa sans tarder une demande d'interpellation. Elle était signée de 302 membres de la droite, auxquels, le lendemain, vinrent s'en ajouter 13. Elle fut renvoyée au 23. Le 15 et le 20 mai, Dufaure, vice-président du Conseil, déposa divers projets de lois constitutionnelles, fondés sur la forme républicaine. Ce dépôt excita encore les impatiences de la droite.

Le 23 mai, le duc de Broglie développa son interpellation. Il compara le ministère du 18 mai au ministère des Girondins, suivi de si prés par le 10 août, et rappela que la postérité est impitoyable pour les gouvernements " dont la faiblesse livre à l'ennemi les lois et la société qu'ils sont chargés de défendre". Dufaure répondit: pour rassurer les intérêts conservateurs, il fallait au plus tôt établir un gouvernement définitif ce gouvernement ne pouvant être que républicain. Lorsqu'il eut terminé, le président Buffet donna lecture d'un message par lequel Thiers l'informait de son intention de prendre la parole. Conformément à la loi du 13 mars, la séance devait être renvoyée immédiatement au lendemain pour "l'audition" du Président de la République. Le lendemain matin 24 mai, Thiers prononça un magnifique discours de deux heures, dans lequel il s'affirmait conservateur, mais proclamait l'impossibilité de la monarchie: " Il n'y a qu'un trône et on ne peut l'occuper à trois ".

Thiers ayant été entendu, il se vit, pour la suite du débat, opposer toute la rigueur de la loi du 13 mars, et c'est donc hors de sa présence que fut voté, à la séance de l'après-midi, par 360 voix contre 334 ó grâce au groupe Target qui se joignit ce jour-là à la droite l'ordre du jour Ernoul, par lequel l'Assemblée déclarait qu' "il importait de rassurer le pays en faisant prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice", et regrettait "que les récentes modifications ministérielles n'aient pas donné aux intérêts conservateurs les satisfactions qu'ils avaient le droit d'attendre". Après ce vote, l'Assemblée s'ajourna au soir à huit heures ; c'est alors qu'elle reçut la démission de Thiers et, sans désemparer, par 390 voix sur 391 votants et 721 présents, élut à sa place le maréchal de Mac-Mahon. Les républicains s'étaient abstenus sauf Laurier, qui avait donné une voix à Grévy.

Le 24 mai 1873, I'Assemblée est donc décidée à établir la monarchie.