Question n° 5 : Comment la Constitution de 1958 définit la souveraineté nationale ?

Auteur : Michel TROPER
 

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LA SOUVERAINETÉ
 

Dans la langue juridique, les mots souverain et souveraineté ont plusieurs sens. La souveraineté est d'abord la qualité d'un être qui n'a pas de supérieur. En ce sens, la souveraineté est la qualité d'un État, qui n'est soumis à aucune puissance extérieure ou intérieure. La souveraineté du roi de France signifiait ainsi qu'il n'était soumis ni au pape ni à l'Empereur, ni aux nobles, ni à l'Église. Qu'un État souverain puisse néanmoins être soumis au droit international ne comporte nulle contradiction, parce que cette soumission résulte seulement de sa propre volonté. On peut donc dire que la souveraineté se définit par la soumission au seul droit international et qu'elle comporte à l'intérieur le pouvoir de tout faire.

Dans un deuxième sens, la souveraineté est l'ensemble des pouvoirs ou des compétences que peut exercer cet État. On appelle aussi cet ensemble puissance d'État. Les pouvoirs peuvent être classés par objet: l'État conduit des relations extérieures, il rend la justice, il assure la direction de l'économie, l'éducation, il redistribue les richesses, etc. Tout État n'exerce pas nécessairement toutes ces tâches : un État converti au néolibéralisme ne se mêlerait ni de la direction de l'économie, ni d'éducation. Il peut aussi transférer certains de ces pouvoirs à des organisations internationales, voire à d'autres États.

Mais l'État accomplit ces opérations en émettant des normes (lois, décrets, sentences juridictionnelles,). La production d'une catégorie de normes relève de l'une des fonctions juridiques de l'État. La puissance d'État comprend donc les grandes fonctions juridiques : législative, exécutive et juridictionnelle.

Cependant, comme les normes juridiques sont hiérarchisées, les fonctions le sont aussi. D'où un troisième sens du mot souveraineté. Le souverain est sans doute celui qui détient la totalité de la puissance d'État, celui qui peut tout faire, mais, en raison de la hiérarchie, le seul pouvoir d'adopter les normes appartenant aux niveaux les plus élevés, la Constitution et la loi, lui permet de déterminer indirectement le contenu des normes de niveau inférieur. Dans un troisième sens, la souveraineté est donc l'ensemble du pouvoir constituant et du pouvoir législatif. L'article 3 de la Constitution désigne le titulaire de la souveraineté, organise son exercice et implique son caractère inaliénable.

La souveraineté nationale appartient au peuple
qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum.
Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice.
 

Le titulaire de la souveraineté

La formule complexe de l'article 3 ne peut être comprise qu'à la lumière de certaines dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

L'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme, qui dispose que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, établit une distinction fondamentale entre le principe ou l'essence de la souveraineté et son exercice. En 1789 la nation est bien titulaire de la souveraineté, mais seulement de son principe, mais elle ne peut l'exercer elle-même. L'exercice de la souveraineté ne peut être assuré que par des représentants et ce sont les représentants qui, en adoptant la loi, expriment la volonté du souverain, appelée aussi volonté générale., comme il est précisé à l'article 6

la loi est l'expression de la volonté générale.
 

Voilà pourquoi sont représentants tous ceux qui exercent le pouvoir législatif.

L'article 3 de la Constitution de 1958 diffère de la Déclaration des droits de l'homme sur deux points:

a) tout d'abord, ce n'est plus la nation, mais le peuple, qui est désigné comme le titulaire de la souveraineté. La doctrine juridique de la IIIè République distinguait le peuple, l'universalité des citoyens, donc un être réel capable d'exercer la souveraineté et la nation, une entité abstraite construite par la Constitution pour figurer l'intérêt supérieur du pays ou la continuité des générations et par conséquent incapable, en raison même de sa nature purement idéale, d'exercer la souveraineté. La formule de la Constitution de 1958, reprise de la Constitution de 1946 permet donc au peuple d'assurer lui-même une partie de l'exercice de la souveraineté.

b) ensuite, le peuple n'est pas titulaire de la souveraineté en vertu d'une Déclaration des droits, mais de la Constitution elle-même. Il n'est donc pas souverain par nature, mais seulement en conséquence d'une habilitation reçue de la Constitution.

C'est d'ailleurs ce que signifie également la présence de deux termes. En premier lieu, la souveraineté qui appartient au peuple est la souveraineté nationale, ce qui implique qu'elle n'est pas n'est pas une qualité naturelle, mais le produit d'une construction juridique. D'autre part, alors qu'en 1789 la souveraineté réside dans la nation, en 1958, elle appartient au peuple, qui détient donc une sorte de propriété. Or, si la propriété est un droit naturel, c'est seulement le droit positif qui peut déterminer son objet. Ainsi, c'est bien la Constitution et la Constitution seule qui fait du peuple le souverain. Comment peut-il l'exercer ?

L'exercice de la souveraineté

De ce que le peuple n'est titulaire de la souveraineté qu'en vertu de la Constitution, il résulte qu'il ne peut l'exercer que conformément à cette Constitution. C'est ainsi qu'il ne peut l'exercer directement que dans les cas où la Constitution lui donne une compétence explicite et seulement dans les formes prévues. Dans les autres cas, il exerce sa souveraineté par ses représentants. La représentation de la souveraineté ne découle pas de la nature de son titulaire, qui est un être réel, capable par conséquent de l'exercer lui-même, mais de la seule volonté du constituant.

Sous la IVè République, le peuple ne pouvait exercer la souveraineté par la voie du référendum qu'en matière constitutionnelle. Sous la Vè République, il l'exerce aussi sur d'autres points, dans les conditions définies à l'article 11.

La souveraineté exercée par les représentants est la souveraineté dans le troisième sens de ce terme. Il s'agit du pouvoir constituant et du pouvoir législatif. Ceux qui produisent les normes de niveau constitutionnel ou législatif sont réputés exprimer non leur propre volonté, mais la volonté du souverain. Ils le représentent. On voit par là que la compétence de ces autorités ne provient pas de la représentation, mais que, au contraire, la représentation est la justification de leur compétence. Puisque la loi est l'expression de la volonté générale, ceux qui expriment la volonté générale parce qu'ils exercent le pouvoir législatif doivent être considérés comme des représentants.

Dès lors, il n'y a aucun lien nécessaire entre représentation et élection. Certains élus, qui ne contribuent pas à l'expression de la volonté générale ne sont pas des représentants. D'autres autorités, non élues mais qui contribuent à l'expression de cette volonté, doivent être appelées représentants. Ainsi, selon la Constitution de 1791, les représentants étaient le corps législatif et le roi, parce que tous deux concouraient à la formation de la loi. Conformément à ce modèle, si l'on reconnaît que, selon la Constitution actuelle, le Conseil constitutionnel participe au pouvoir législatif, cette compétence ne peut être justifiée, dans un système qui se proclame démocratique, que si l'on considère le Conseil comme un représentant.

L'inaliénabilité de la souveraineté.

Que la souveraineté nationale appartienne au peuple interdit évidemment à ses représentants de l'aliéner, notamment en la transférant à des autorités étrangères ou à des organisations internationales. Cependant une distinction a été opérée par le Conseil constitutionnel entre les transferts de souveraineté, interdits, et les limitations, autorisées par le préambule de 1946,

sous réserve de réciprocité,
la France consent aux limitations de souveraineté
nécessaires à l'organisation et au maintien de la paix.
 

La jurisprudence du Conseil constitutionnel a étendu cette possibilité aux accords relatifs à la construction européenne et autorisé certains transferts de compétence qui étaient des limitations de souveraineté, mais non des transferts. Les transferts de compétence autorisés sont ceux qui ne portent pas atteinte "aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale". Il est clair que la souveraineté dans le premier et dans le troisième sens de ce terme ne peut pas être limitée et qu'il est impossible d'en détacher des compétences susceptibles d'être transférées. En revanche, la puissance d'État se compose de compétences multiples parmi lesquels il est possible de distinguer celles qui ne se rattachent pas "aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale" et qui peuvent par conséquent être transférées. Quant aux autres, elles ne peuvent l'être, conformément à l'article 54, qu'après révision de la Constitution.

Mais cette révision donne lieu à un paradoxe puisque la Constitution, une fois modifiée, tout en proclamant que la souveraineté nationale appartient au peuple, autorise néanmoins une atteinte à certaines de ses "conditions essentielles d'exercice".