Chapitre 3 : le cas des principes généraux du droit

 


Le cas des principes généraux du droit est particulier. Ce sont des principes jurisprudentiels qui ont été développés par les juridictions administratives (essentiellement le Conseil d'État) en raison de la carence du législateur et constituant qui ont « oublié » de déterminer les notions fondamentales et les principes déterminants du droit administratif.
Pour cela, les juridictions administratives ont interprété les lois existantes, mieux ont extrapolé à partir d’elles pour déterminer le régime administratif ; soit le régime de l’action administrative, le régime général de la puissance publique, le régime des contrats administratifs, etc. Cette œuvre jurisprudentielle culmine avec ce qu’on appelle les principes généraux du droit compatibles avec l’esprit et la lettre de la législation mais non déduits explicitement d’elle ; principes dont nous allons étudier le contenu et le statut.
Attention, ce ne sont pas des sources de droit officielles. Ni les juridictions en général, ni les juridictions administratives n’ont de place dans le système officiel de producteurs des sources de droit. Ni la Constitution, ni la loi ne mentionnent la possibilité qu’existent des normes jurisprudentielles. D’ailleurs, elles n’apparaissent jamais dans les visas des jugements qui se rapportent exclusivement aux textes constitutionnels, législatifs et réglementaires ; cela même quand les juridictions administratives se référent à des principes généraux dans leurs jugements.


A Contenu des principes généraux du droit
a) Origine
Les juridictions administratives ont reconnu explicitement leur utilisation de principes jurisprudentiels seulement en 1945 dans divers arrêts dont le célèbre arrêt Aramu (Conseil d'Etat Ass. 26 octobre 1945) ; le Conseil d'Etat range alors le respect des droits de la défense parmi les « principes généraux applicables même en l’absence de textes » ; selon ce principe, une sanction disciplinaire ne peut être légalement prononcée sans que l’intéressé ait été mis en mesure de présenter utilement sa défense.
Ces principes ont été construits à partir de dispositions législatives particulières existantes qui sont convergentes. Les juridictions administratives généralisent ces dispositions soit en les étendant à un cadre plus large, soit en estimant qu’elles sont inspirées d’un principe général. Les juridictions administratives peuvent aussi s’inspirer d’autres textes : préambule de 1958, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, conventions internationales.
Dans tous les cas, le lien formel avec ces textes n’est pas mentionné ou explicité.
En fonction de l’évolution de l’état du droit et de la société, de nouveaux principes généraux sont formulés ; la source jurisprudentielle ne se tarit jamais. Les nouveaux principes ont tendance à avoir un moindre degré d’abstraction et de généralité mais ils sont voués eux aussi à une permanence que jamais les juridictions administratives n’ont remis en cause.
b) Dénombrement
Il convient de distinguer entre les principes généraux du droit et les principes généraux d’un droit :
• Les principes généraux du droit
Ils procèdent de l’idée de :
- de liberté : « liberté d’aller et venir » (Conseil d'Etat 20 mai 1955, Société Lucien et Cie) au sens de déplacement, ‘ liberté du commerce et de l’industrie » (Conseil d'Etat ass, 13 mai 1983, SA René Moline), cela sans référence à la loi des 2-17 mars 1791 qui instituait cette liberté.
- D’égalité : principe d’égalité devant la loi (Conseil d'Etat Ass 7 février 1958, Synd. des propriétaires de forêts de chênes- lièges d’Algérie) et ses corollaires : égalité devant les charges publiques, devant l’impôt, devant la justice.
- Protection des administrés : possibilité de former un REP contre tous les actes administratifs unilatéraux (Conseil d'Etat Ass, 17 février Dame Lamotte), possibilité pour tous les administrés d’exercer un recours hiérarchique contre toute décision d’une autorité subordonnée (Conseil d'Etat 30 juin 1950, Quéralt), le principe que les actes administratifs ne disposent que pour l’avenir (ou principe de non-rétroactivité des actes administratifs Conseil d'Etat Ass. 25 juin 1948, Soc. du Journal l’Aurore). S’y ajoute le principe général intéressant le fonctionnement des juridictions et imposant tant au pouvoir réglementaire qu’aux juges eux-mêmes le respect du caractère contradictoire de la procédure (Conseil d'Etat 12 mai 1961, Société La Huta). Relèvent de la même catégorie mais avec un moindre degré de généralité : le principe interdisant à l'administration de licencier une salariée en état de grossesse (Conseil d'Etat 8 juin 1973, Dame Peynet), le principe faisant obligation à l'administration de servir à ses agents non titulaires une rémunération au moins égale au SMIC (Conseil d'Etat 23 avril 1982, Ville de Toulouse).
• Les principes généraux d’un droit :
- principes généraux du droit de l’extradition : ils exigent par exemple que le système juridictionnel de l’Etat réclamant une extradition respecte les « droits et les libertés fondamentaux de la personne humaine » (Conseil d'Etat Ass. 25 septembre 1984, Lujambio Gladenao).
- principes généraux du droit applicables aux réfugiés : ils font en particulier obstacle à ce qu’une personne dont la qualité de réfugié est reconnue soit remise aux autorités de son pays d’origine (réserve faite des exceptions prévues pour des motifs de sécurité nationale par la Convention de Genève). (Conseil d'Etat Ass. 1er avril 1998, Bereciartua-Echarri).
Parmi les plus récents des principes généraux du droit : le respect de la dignité de la personne humaine après la mort (Conseil d'Etat Ass 2 juillet 1994, Milhaud), le libre choix du médecin par le malade (Conseil d'Etat 27 avril 1998, Syndicat des médecins libéraux), l’indépendance des inspecteurs du travail (Conseil d'Etat 15 février 1999, Union nationale CGT des affaires sociales).
Parfois le juge cède aux sollicitations répétées des requérants (par exemple, la liberté contractuelle Conseil d'Etat 27 avril 1998, Cornette de Saint-Cyr). Parfois, il refuse : par exemple il a refusé de consacrer un principe d’anonymat des copies dans l’enseignement supérieur : Conseil d'Etat 1er avril 1998, Jolivet). Pour ce qui concerne la fonction publique, il a refusé que les principes généraux :
- Imposent que le renouvellement de la fonction publique soit assuré par le système du double concours (externe et interne).
- Excluent que l'administration puise avoir recours à des entreprises de travail temporaire en cas notamment de grèves dans les services publics.
- Donnent aux agents publics faisant l’objet de poursuites disciplinaires le droit de faire entendre oralement des témoins par le conseil de discipline.

B Statut des principes généraux du droit

a) Absence de base textuelle ?
À la différence des principes de valeur constitutionnelle, énoncés par le Conseil constitutionnel, qui se réfèrent à des textes, les principes généraux n’ont, le plus souvent, pas de base textuelle explicite. Pour autant, lorsque le Conseil constitutionnel reprend le contenu des principes généraux déjà formulés par le Conseil d'Etat, ils acquièrent une telle base ; mais ils l’acquièrent non pas en tant que principes généraux mais en tant que principes ou règles constitutionnels.
De son côté, le Conseil d'Etat (lorsque le Conseil constitutionnel leur a conféré une telle base) peut accepter de reprendre ces principes en leur donnant pour fondement des dispositions constitutionnelles écrites ; par exemple en faisant état :
- du « principe de l’égal accès des citoyens aux emplois publics proclamé par l’article 6 de la DDHC de 1789 » (Conseil d'Etat 2 mars 1988, Blet et Sabiani).
- du principe qu’a posé le Préambule de 1946 selon lequel « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » (Conseil d'Etat 26 juin 1989, Féd. des synd. gén. de l’Education nationale).
- du principe d’égalité devant les charges publiques, dorénavant issu de l’article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (Conseil d'Etat, 28 mars 1997, Société Baxter).
C’est là un facteur d’unification de l’ordre juridique. Mais il arrive que le Conseil d'Etat persiste à qualifier de principe général un principe qui a été reconnu comme principe à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel. C’est le cas du principe de continuité des services publics (Conseil d'Etat 13 juin 1980, Dame Bonjean). Il est vrai que le Conseil constitutionnel dans sa décision 79-105 DC 25 juillet 1979 n’avait pour une fois pas donné de fondement textuel à ce principe. Persiste alors un dédoublement de l’ordre juridique, le Conseil d'Etat maintenant sa volonté de ne pas donner une base textuelle aux principes généraux.
b) Quel mode de création ?
La création des normes jurisprudentielles (dont les principes généraux) se fait à l’occasion de procès, par à-coups, avec un effet à la fois pour l’avenir et le passé.
- à l’occasion d’un procès. La création des principes généraux est subordonnée à l’exercice de recours ; elle dépend du hasard des procès. L’absence de recours peut avoir pour conséquence la perpétuation de principes généraux qui devraient être changés ou la non énonciation de principes généraux utiles. Cela met le juge en situation d’infériorité par rapport au législateur.
- par à-coups. Un arrêt suffit à susciter un nouveau principe général, à opérer un revirement de jurisprudence sans qu’une accumulation de solutions convergentes soit nécessaire. En d’autres mots, les juridictions administratives ne connaissent pas la règle anglo-saxonne du précédent qui lie le juge pour l’avenir à ses propres décisions. (sorte de coutume jurisprudentielle).
- pour l’avenir et le passé. Quand une modification de jurisprudence intervient, le nouveau principe général s’applique pour l’avenir à compter du jugement ; mais aussi à la situation litigieuse dont le juge est saisi, donc pour le passé (sauf en cas d’arrêts de rejet).
c) Quelle portée ?
Les normes jurisprudentielles peuvent avoir une portée supplétive ou impérative pour l'administration :
- supplétive : ce sont les normes dont les juridictions administratives ont précisé qu’elles sont applicables « sauf dispositions législatives ou réglementaires contraires ». Dès lors l'administration peut écarter une jurisprudence en se référant à un règlement dont elle est l’auteur (voire remplacer cette jurisprudence par un règlement ?). Exemple : la règle selon laquelle on a la faculté de former avant de saisir le juge un recours administratif qui interrompt le délai du recours juridictionnel.
- impérative : ce sont les normes dont le juge a précisé qu’elles sont applicables « sauf disposition législative contraire » ou dont l’application peut être écartée par « une disposition législative formelle » ou « expresse ». En font partie les principes généraux du droit : seule une loi peut les tenir en échec. Seule exactement une disposition législative « précise et claire » permet d’écarter des principes généraux. S’il y a doute, le juge estimera que le législateur n’a pas voulu déroger à ces principes. (Conseil d'Etat 17 février 1950 Dame Lamotte).
Nota : il arrive que des normes aient une portée non précisée. Dans certains cas, le Conseil d'Etat les présente comme susceptibles d’être écartées par un texte ou bien comme applicables « sauf disposition contraire ». Dans d’autres cas, il garde le silence. Il faut interpréter alors pour chaque décision, en sachant qu’une simple portée supplétive permet alors aux autorités de modifier par décret l’état du droit jurisprudentiel.
d) La valeur des principes généraux ?
• Les arrêts affirment la valeur législative des principes généraux dans leur ensemble ou pour tels principes généraux déterminés. (Conseil d'Etat, Ass., 7 février 1958, Synd. des propriétaires de forêts de chênes- lièges d’Algérie).
Pour autant peut-on les considérer comme des normes législatives équivalentes aux normes produites par le Parlement ?
- Oui, en tant que les principes généraux s’imposent au pouvoir réglementaire et ne peuvent être écartés que par une loi.
- Non, en tant que les principes généraux n’ont pas été produits par une autorité qui a sa place dans la hiérarchie officielle de sources de droit.
- Non, en tant que les arrêts qui énoncent ces principes généraux n’ont pas le statut d’arrêts de règlements ; c’est-à-dire n’ont pas de portée générale comme la loi ou le règlement. D’ailleurs, les arrêts de règlements sont interdits par l’art. 5 du Code civil : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ». Les juridictions administratives ne font que rendre des arrêts de principe au gré des recours : des arrêts dont la fonction ou le rôle est de pallier les lacunes de la loi. Ce qui est autorisé, mieux exigé par l’article 4 du même Code civil : « Le juge qui refuse de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ».
Dès lors, les principes généraux ne sont que des normes d’interprétation, des « principes sémantiques » qui produisent des significations censées être en puissance dans la législation, voire dans l’ordonnancement juridique. Bien sûr, c’est une fiction mais une fiction à la fois :
- Nécessaire, permettant de pallier les défaillances du législateur
- Réelle, car productrice de droit au bout du compte.
Les principes généraux n’ont pas valeur législative en eux-mêmes ou encore de « valeur infralégislative » parce qu’ils seraient en dessous de la loi ; n’étant pas de véritables normes autonomes, ils n’ont valeur de loi que parce qu’ils participent implicitement à l’œuvre législative, prolongent la loi.
- Le juge administratif tend de plus en plus à fonder les PGD sur des règles constitutionnelles et à faire référence à la jurisprudence du Conseil constitutionnel (CF. Y. Gaudemet, Manuel de droit administratif, LGDJ, 2005, p. 107). [Conseil d’État 29 mai 1992 , Association amicale des professeurs titulaires du Muséum d’Histoire naturelle où le Conseil d’État se réfère à un principe fondamental de l’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur tel que l’a énoncé le Conseil constitutionnel dans une décision du 20/01/1984]. Dans ce cas, les PGD ont acquis une valeur constitutionnelle.